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Orient XXI/Journal de bord de Gaza 89
« Ce sera une cage dans laquelle nous serons des oiseaux »
#israel #palestine #Hamas #Cisjordanie #Gaza
Article mis en ligne le 11 mai 2025

(...) Il y a deux jours, j’étais assis en bas de chez moi avec des amis, selon notre habitude, pour discuter de tous les sujets. Avant la guerre, nos discussions se déroulaient autour du thé et du café. Un marchand ambulant apportait les boissons chaudes, ou, s’il n’était pas là, Sabah les préparait, avec du sucre et des gâteaux, et je montais les neuf étages en ascenseur pour aller les chercher. Aujourd’hui, il n’y a plus de marchand ambulant, plus de café, et plus de sucre. Il y en a un peu chez moi, mais je ne peux pas monter neuf étages pour aller prendre quelques verres de thé.

Alors notre conversation quotidienne s’est déroulée sans rien à boire ni à manger. Nous avons vite abordé un sujet : la responsabilité des pères de famille au milieu de ce génocide. L’un des présents, Souhail, que l’on appelle « Souhail le sage » parce que c’est quelqu’un de très réfléchi, nous a parlé d’un de ses amis qui a plongé dans la dépression, car il ne peut pas affronter les regards de sa femme et de ses enfants qui lui demandent à boire et à manger. Avec l’augmentation des prix, on ne trouve rien, et la famine s’installe. Il se sent impuissant, incapable d’assumer sa responsabilité de père de famille. Il est devenu très angoissé, et sa dépression se manifeste par une sorte d’indifférence envers sa femme et ses enfants. C’est-à-dire qu’il sort toute la journée et ne rentre que le soir, pour ne plus entendre les mêmes questions : « Pourquoi n’apportes-tu rien à manger, rien à boire ? Tu n’as pas d’argent ? »

« Moi aussi j’éprouve cette angoisse »

Cela m’a fait réfléchir au cas de beaucoup d’autres hommes, dont je m’aperçois, avec le recul, qu’ils étaient eux aussi en dépression. Cet ami, par exemple, qui m’appelle tous les jours. Tous les jours, pour me poser toujours la même question : « Alors Rami, comment tu vois les choses ? » Il vit dans une angoisse permanente, à cause de ses responsabilités envers sa famille. Moi aussi j’éprouve cette angoisse quand Walid me demande quelque chose à manger ou à boire que je ne peux pas lui donner. C’est le pire des sentiments, de ne pas pouvoir donner à un enfant de trois ans les choses les plus basiques. La dernière fois, il voulait du poulet, et après des bananes, puis des pommes. À chaque fois, je peux seulement lui répondre qu’il n’y en a pas au marché. Alors il me tend le portable en disant : « Si, regarde, il y en a ! » Il voit des images de nourriture sur YouTube. Et je n’arrive pas à lui faire comprendre pourquoi les fruits sont devenus un luxe, qu’on ne peut pas en trouver, parce que nous sommes sous blocus.

Au moins, mon fils n’a pas faim. À la fin de la journée, il est rassasié. Sabah peut encore faire du pain avec le four en argile, sur le palier. Ce qui lui fait une figure toute noire. Je ne peux plus lui mentir comme avant, quand nous vivions sous la tente, lui dire qu’elle est bronzée, qu’elle a les joues roses et que ça lui va très bien. Parce que, maintenant, nous avons un miroir, et après la cuisine elle voit son visage noirci par la fumée du bois de chauffage. Elle me dit : « Donc tu me mentais, j’étais toute noire comme maintenant et je ne le savais pas ! »…
« Comment des drogues peuvent-elles entrer à Gaza ? » (...)

D’après « Souhail le sage », de nombreux hommes ont choisi un autre moyen de ne plus voir la réalité, en se droguant. Comment des drogues peuvent-elles entrer à Gaza, alors que le blocus est hermétique ? On entend parler de livraisons par drones, en provenance d’Israël, de médicaments qui rendent les gens dépendants. Je ne sais pas ce que c’est, je ne suis pas un expert. C’est organisé par l’occupant de façon très consciente. Les Israéliens ont un objectif : déchirer le tissu social. Certains parents sont obligés de voler pour nourrir leurs enfants. D’autres se mettent à mendier. Oui, à voler, à mendier.

Les gens s’étaient déjà repliés sur la famille nucléaire, contrairement à nos traditions qui favorisent la famille élargie. Mais maintenant, même ce noyau familial se délite, parce que le chef de famille ne peut plus subvenir aux besoins des siens. (...)

La pénurie engendre une violence généralisée. Récemment, des entrepôts ont été attaqués à Gaza-ville et à Deir El-Balah par des clans armés. On a compris que ces gens étaient protégés par les Israéliens, comme ils l’avaient fait à Rafah quand le fameux Abou Chabab confisquait l’aide humanitaire, sous la protection des drones israéliens.

Aujourd’hui, il se passe exactement la même chose au centre de Gaza-ville. La dernière attaque a eu lieu contre l’entrepôt d’un supermarché. Cet entrepôt était protégé par des policiers du Hamas en civil. Les assaillants ont tiré, les policiers ont riposté, bloquant les gangsters. C’est à ce moment qu’un drone israélien est apparu et a tiré sur les policiers, tuant deux d’entre eux. Les attaquants ont profité de la situation pour envahir l’entrepôt et le piller entièrement. (...)

Nous vivons un génocide humain, militaire, un génocide par la faim. S’y ajoute un génocide social, qui s’attaque maintenant au cœur de la société, la famille. Cela devient insupportable. On n’y arrive plus. On est en train de perdre le cœur de la société, la famille, les responsabilités et les devoirs du père de famille. C’est le but des Israéliens. Avec eux, rien ne se fait au hasard. Et tout cela se déroule sous les yeux du monde entier. Les Israéliens viennent d’annoncer une nouvelle étape : ils vont conquérir toute la bande de Gaza et pousser toute la population vers Rafah, où de l’aide sera distribuée par l’armée ou par des compagnies privées américaines. Pour recevoir de la nourriture pour sa famille pendant une semaine ou deux — c’est eux qui décideront —, chacun devra avoir une security clearance (un laissez-passer sécuritaire), prouvant qu’il est « propre » au niveau sécuritaire, qu’il n’a pas de lien avec le Hamas.

Ce sera une cage dans laquelle nous serons des oiseaux à qui l’on donnera juste de quoi ne pas mourir de faim et de soif. Le plan, c’est que, le jour où la porte s’ouvrira, les oiseaux s’échapperont vers la sortie qu’on leur désignera. Mais j’espère qu’on va tenir le coup malgré tout. J’espère que quand tout cela sera fini, nous recoudrons le tissu social, et que nous retrouverons une société palestinienne soudée, solide, et comme on dit chez nous, formant une seule main.