
(...) Vous avez dû voir ces images montrant des gens se précipiter pour recevoir des colis. Parce qu’ils sont affamés. Depuis deux mois, notre peuple n’a ni à manger ni à boire. Quand ils ont vu ces centres, les gens s’y sont précipités. Cela s’est passé à Rafah, c’est-à-dire au milieu d’un terrain vague grisâtre, car la ville a été entièrement rasée. Pourquoi ont-ils fait ce choix ? Pour obliger les gens à aller vers le sud. C’est l’arme de la faim : nourriture contre déplacement.
(...) Encadrés par des tôles… comme les moutons
Les conditions devaient être les suivantes : un carton d’aide par père de famille et par semaine. Chaque père de famille devait se présenter avec une pièce d’identité pour recevoir une security clearance prouvant qu’il est clean (propre), c’est-à-dire qu’il ne fait partie ni du Hamas, ni du Jihad islamique ni d’aucune faction. La taille et la composition du colis dépendront du nombre de personnes par famille.
Mais hier (29 mai), l’armée d’occupation a ouvert la porte pour tout le monde, sans vérification d’identité. On a vu des milliers de personnes faire la queue, parmi eux des gamins de douze ans, et même des enfants plus jeunes. Ils ont commencé par se regrouper dans des couloirs, dont il ne fait pas de doute qu’ils avaient été installés par les Israéliens eux-mêmes, et non par SRS. Ces files étaient encadrés par des tôles bien reconnaissables : on les retrouve à tous les barrages israéliens en territoire palestinien, à Erez, à la frontière avec Israël d’avant la guerre, mais aussi en Cisjordanie, comme à Kalandia, le barrage sur la route de Ramallah. Nous les appelons halabat, comme les couloirs que nous utilisons pour canaliser les moutons, pour les emmener boire… ou à l’abattoir.
Puis la foule a grossi, la bousculade a commencé. Les hommes de la compagnie de sécurité américaine se sont retirés. Les soldats israéliens, qui n’étaient pas loin, ont commencé à tirer en l’air. Ils ne voulaient visiblement pas tirer dans la foule, comme à leur habitude, de crainte de faire échouer la distribution. Ils auraient voulu montrer au monde entier que leur système fonctionnait et que les Gazaouis étaient venus parce qu’ils détestaient le Hamas et qu’ils préféraient les Occidentaux. Mais ils sont tombés dans leur propre piège. Certes, les gens sont venus nombreux. Mais ils ont tout pris (je n’aime pas employer le terme « piller ») : les cartons de nourriture, et même...les halabat, les tôles étant un objet très recherché à Gaza, où elles servent à construire des abris de fortune. Ils ont aussi pris les tables où on distribuait la nourriture, pour en faire du petit bois qui alimentera les fours en argile, seul moyen de faire cuire des aliments.
C’était donc un échec lamentable. La SRS a annoncé la suspension de l’opération pour vingt-quatre heures, mais je crois que cela prendra plus d’une journée. Ils veulent instaurer de nouvelles mesures de sécurité, et surtout lancer le vrai dispositif destiné à attirer vers le Sud ceux qui, comme moi, vivent dans le nord de l’enclave, et ce en créant plusieurs centres de distribution d’aide alimentaire. (...)
Voilà, c’est toujours la même stratégie de guerre psychologique : prétendre qu’ils sont en train de nous sauver en nous donnant à manger, tout en nous détruisant. Dans le même temps, il y a eu des massacres comme on n’en avait pas encore vu.
Des missiles qui carbonisent tout là où ils frappent
Tout le monde a été choqué par l’image de cette petite fille de cinq ans, Ward Al-Shaikh Khalil, qui s’échappait, au milieu des flammes, de l’école où venait de mourir toute sa famille. Cette école, bombardée par Israël, abritait des déplacés. La famille de Ward en faisait partie, ils s’étaient déjà déplacés plusieurs fois, fuyant au début de la guerre leur quartier de Chajaya, dans la ville de Gaza, pour aller à Rafah, puis à Khan Younès, puis à Deir el-Balah, pour revenir à Gaza-ville après le cessez-le-feu, comme beaucoup d’autres déplacés ; comme ma famille et moi. (...)
C’est la stratégie de tout pouvoir colonial : affaiblir les colonisés pour qu’ils aient besoin d’être secourus. Ils nous tuent 24 heures sur 24, ils exercent un blocus total de la bande de Gaza ; et en même temps, ils veulent nous faire croire que c’est le Hamas qui nous prive de nourriture, et que eux, les Israéliens, sont là pour nous sauver. Parce qu’ils sont l’armée « la plus morale du monde ».
Il en résulte une grande confusion dans l’esprit des Gazaouis. Beaucoup de gens ont du mal à comprendre ce qu’il se passe exactement. (...)
Ce qu’ils cherchent, en réalité, c’est nous détruire psychologiquement, détruire notre sens du réel. L’ennemi qui nous bombarde 24 heures sur 24 est maintenant le sauveteur.
Israël dit en substance : oui, nous vous privions de nourriture, parce que le Hamas détourne l’aide humanitaire. Il utilise ce prétexte depuis le début. Ils ont commencé à arrêter l’aide humanitaire à cause, disaient-ils, des gangs de bédouins ou autres qui pillaient les convois les armes à la main.
Le sac de farine… à 1 000 euros
Comme je l’ai déjà raconté, on sait que ces clans de pillards sont protégés par les Israéliens eux-mêmes, à l’aide de drones qui s’attaquent aux hommes tentant de protéger les convois. Comme par hasard, à Rafah, il n’y a quasiment plus personne, sauf l’armée et les gangs palestiniens armés de kalachnikovs. L’armée prétend être là pour protéger l’aide humanitaire. Mais protéger de quoi et de qui ? Alors qu’elle travaille mains dans la main avec ces clans mafieux.
Aujourd’hui, c’est le Hamas qui est accusé de détourner l’aide humanitaire. C’est peut-être vrai, peut-être pas. J’ai eu souvent cette discussion avec nombre d’amis, parmi eux des diplomates qui me disent : « On a des rapports qui démontrent que le Hamas détourne l’aide. » Je réponds par une question : « Puisque vous avez des rapports fiables et sérieux, vous devez savoir pourquoi le Hamas fait cela ? » Mais non, ils ne savent pas. Je dis alors : « Si c’était vrai, ce serait soit pour revendre l’aide afin de payer les salariés, soit pour donner à manger et à boire à la base populaire du Hamas. Mais vous ne prenez en compte que la version israélienne. »
Si 500 camions d’aide humanitaire passaient tous les jours, est-ce que le Hamas la détournerait ? Si tout le monde était servi, il n’y aurait pas d’acheteurs. On en a fait l’expérience après le cessez-le-feu et l’ouverture des terminaux. L’aide humanitaire était entrée en grande quantité, et le sac de 25 kilos de farine était retombé à 5 shekels, c’est-à-dire 1,25 euro. Il y a trois jours, j’ai payé le même sac l’équivalent de 1 000 euros. Oui, vous avez bien lu, 1 000 euros. (...)
Nous, Palestiniens, sommes toujours écoutés avec méfiance (...)
Cessez de regarder l’épouvantail du Hamas
Vous voulez arrêter cette famine ? Inondez Gaza d’aide humanitaire. Et cessez de regarder l’épouvantail du Hamas. Israël l’utilise depuis longtemps. Israël veut nous affamer ? C’est à cause du Hamas. Israël veut nous déporter tous dans des pays étrangers ? C’est à cause du Hamas.
J’ai aussi un message pour le Hamas. Je ne vais pas parler une nouvelle fois de la différence entre le courage et la sagesse, mais il faut regarder plus loin que le bout de son nez, il faut regarder très loin. Le projet israélien, c’est la déportation, c’est un projet qui met en jeu l’existence même des Palestiniens. Il ne faut pas donner à Israël le moindre prétexte pour le mener à bien. Je sais que les négociateurs présents au Caire ou au Qatar font d’autres calculs. Ils pensent qu’il faut maintenir une position ferme, faire une démonstration de force à l’occupant. Certes, le Hamas est toujours fort, il a toujours une base populaire. Peut-être qu’il ne sera pas éradiqué, mais la population le sera. Il faut être pragmatique. Ce n’est pas une honte de lever le drapeau blanc si c’est pour le bien de notre population. Le plan israélien n’est plus caché, il est sur la table. C’est la déportation de 2,3 millions de Palestiniens. Arrêtez ça ! Faites n’importe quelle concession ! Même si vous êtes fort, s’il n’y a plus de Palestiniens en Palestine, il n’y aura plus de Hamas. Il doit comprendre que ces milliers de victimes se précipitant vers le bourreau pour obtenir un colis de nourriture, c’est l’image de sa défaite, que c’est la pire humiliation de notre peuple, et qu’il faut que cela s’arrête, à n’importe quel prix.
Lire aussi :
– (France 24/AFP/1er juin)
À Gaza, au moins 31 morts et plus de 176 blessés dans des nouveaux tirs israéliens
Les secouristes de Gaza ont déclaré que des tirs israéliens ont tué au moins 31 Palestiniens et en ont blessé plus de 176 tôt dimanche, alors que des milliers de personnes se dirigeaient vers un site de distribution d’aide alimentaire géré par les États-Unis. (...)
La Fondation humanitaire de Gaza (GHF), officiellement une société privée dotée d’un financement opaque, affirme avoir distribué des millions de repas depuis le début de ses opérations la semaine dernière, mais son déploiement a été marqué par des scènes chaotiques et par des informations faisant état de victimes de tirs israéliens à proximité des centres de distribution.
La Défense civile a indiqué dimanche que des tirs israéliens avaient visé le matin même des personnes qui se dirigeaient vers un centre d’aide alimentaire dans le gouvernorat de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, faisant au moins 31 morts et plus de 176 blessés.
L’armée israélienne a nié avoir tiré sur des civils tandis qu’un porte-parole de la GHF a démenti des informations "fausses et fabriquées de toutes pièces". (...)
La Fondation humanitaire de Gaza (GHF), officiellement une société privée dotée d’un financement opaque, affirme avoir distribué des millions de repas depuis le début de ses opérations la semaine dernière, mais son déploiement a été marqué par des scènes chaotiques et par des informations faisant état de victimes de tirs israéliens à proximité des centres de distribution.
La Défense civile a indiqué dimanche que des tirs israéliens avaient visé le matin même des personnes qui se dirigeaient vers un centre d’aide alimentaire dans le gouvernorat de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, faisant au moins 31 morts et plus de 176 blessés.
L’armée israélienne a nié avoir tiré sur des civils tandis qu’un porte-parole de la GHF a démenti des informations "fausses et fabriquées de toutes pièces". (...)
Réagissant à ces informations, Philippe Lazzarini, chef de l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (Unrwa), interdite en Israël depuis le début de l’année, a déploré que la distribution d’aide humanitaire à Gaza soit devenue un "piège mortel".
"Carnage absolu"
Victoria Rose, une chirurgienne britannique se trouvant à l’hôpital Nasser de Khan Younès, où ont été transportés de nombreux blessés, a décrit dans un message vidéo une scène de "carnage absolu" dans l’établissement.
Des images de l’AFP montrent des habitants évacuant des morts sur une charrette tirée par un âne et une foule compacte d’hommes, certains chargés de colis, revenant du centre, dans un paysage désertique et dévasté. (...)
Dimanche, le ministre israélien de la Défense, Israël Katz, a dit avoir ordonné à l’armée d’aller de l’avant dans la bande de Gaza, "indépendamment de toute négociation", afin d’accroître la pression sur le Hamas pour qu’il libère les otages.
"Amendements" du Hamas pour garantir "la fin des massacres"
De son côté, un dirigeant du Hamas a reproché aux Américains d’être revenus sur ce qui avait été convenu précédemment.
"Nous avons exigé des amendements aux clauses qui ne garantissent pas la fin des massacres" ainsi que la fin de la guerre et le retrait d’Israël de Gaza, a déclaré dimanche Mahmoud al-Mardawi.
"Ironiquement, les amendements que nous avons demandés sont identiques, mot pour mot, à ce qui avait été convenu avec le médiateur américain au cours des dernières semaines", a-t-il affirmé.
Un autre dirigeant de Hamas, Bassem Naïm, a déclaré : "Pourquoi, à chaque fois, la réponse d’Israël est-elle considérée comme la seule réponse à négocier ?".
Dimanche, le Qatar et l’Égypte ont dit vouloir "intensifier les efforts visant à surmonter les obstacles", en coordination avec les États-Unis, le troisième pays médiateur. (...)
– Pascal Boniface : "Notre humanité est mise en cause" (video, 19’)
Pascal Boniface est notre invité "Au coeur de l’info". Nous allons revenir avec lui sur les derniers développements dans la Bande de Gaza. Cette trêve avortée, cette aide alimentaire distribuée au compte goutte, et qui entraine des scènes apocalyptiques. Sur la responsabilité de la communauté internationale. Ce qui s’effondre sur Gaza, s’effondre t’il sur tout le monde ? Son dernier livre, "Permis de tuer" analyse la difficulté d’un débat éclairé.
Pascal BONIFACE Directeur de l’IRIS (Institut des Relations Internationales et Stratégiques