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Mediapart
Boeing, chronique d’un crash industriel
#Boeing #rentabilité #liberalisme
Article mis en ligne le 26 janvier 2024
dernière modification le 25 janvier 2024

L’accident d’Alaska Airlines, dont un avion a perdu une porte en vol, est celui de trop pour le constructeur aéronautique. Le géant américain est à terre, et la confiance disparaît chez ses clients. Récit d’une destruction industrielle méthodique.

Boeing est à terre. Et sans doute pour longtemps. Depuis l’accident d’un avion de la compagnie Alaska Airlines le 5 janvier, qui s’est miraculeusement conclu sans aucun blessé grave, l’administration fédérale aéronautique (FAA) des États-Unis a interdit de tout vol 171 avions Boeing 737 Max 9, en attendant de plus amples enquêtes.

La première réaction du régulateur aérien laisse présager une réponse sévère : « Cet accident n’aurait jamais dû se produire, et cela ne peut se reproduire. Les modes de production de Boeing doivent être conformes aux normes de sécurité élevées qu’ils sont tenus légalement de respecter. »

La confiance a totalement disparu chez le régulateur. Désormais, il entend vérifier tous les avions produits par Boeing un par un, au lieu de déléguer cette tâche au constructeur comme auparavant. Déterminée à ne plus rien laisser passer, l’administration fédérale a demandé le 21 janvier à toutes les compagnies aériennes de mener des inspections approfondies sur un autre modèle moyen courrier de Boeing, le 737-900 ER, afin de vérifier si les portes des avions étaient bien fixées.

Au lendemain de l’accident d’Alaska Airlines, le directeur général de Boeing, David Calhoun, n’avait eu d’autre alternative que de faire amende honorable (...)

L’inquiétude et le trouble jetés par les premières révélations sur l’accident d’Alaska Airlines risquent cependant d’être difficiles à dissiper. Car cette fois, impossible d’invoquer des circonstances météorologiques particulières, une défaillance des complexes systèmes électroniques ou une formation inadéquate des pilotes. À ce stade de l’enquête, l’accident semble lié à l’explosion d’une porte mal fixée. Comment expliquer une telle faille dans les procédures de contrôle ?

Dans le monde de l’aéronautique, où la sécurité est une règle absolue et indiscutable, l’incrédulité le dispute à la défiance (...)

Pour tous les clients du groupe aéronautique, Alaska Airlines est l’accident de trop.

Depuis vingt ans, Boeing semble perdre ses savoir-faire. Le groupe accumule les accidents mortels ou graves et les déboires industriels. (...)

« On parle beaucoup des problèmes de Boeing dans l’aviation civile. Mais il rencontre les mêmes difficultés dans sa branche spatiale et militaire. L’avion ravitailleur que construit Boeing accumule des retards et des dépassements de budgets monumentaux. Sur les avions de chasse, ils ne remportent plus aucun appel d’offres face à Lockheed Martin », raconte un connaisseur du secteur.
Le coût industriel de la valeur pour l’actionnaire

Un silence embarrassé plane autour du géant aéronautique américain. (...)

Car les déboires de Boeing ne sont pas seulement ceux d’un géant industriel. Ils sont la démonstration emblématique d’un néolibéralisme qui a détruit méthodiquement tous les fondements industriels, les savoirs techniques et le sens même de la production, au nom de la valeur pour l’actionnaire.

Boeing en paie aujourd’hui le prix fort. (...)

« C’est le résultat de trente ans de politique où l’on a considéré que les ingénieurs coûtaient trop cher. C’est toute l’école de Jack Welch [ancien PDG de General Electric (GE) – ndlr]. On peut constater aujourd’hui ce qu’il reste de son groupe », poursuit un ancien haut responsable d’Airbus.

La référence à Jack Welch n’est pas fortuite. Considéré comme un gourou par le monde patronal et Wall Street, l’ancien patron de GE a été dès les années 1980 le porte-parole des théories néolibérales et de leur « révolution managériale », propulsant la valeur pour l’actionnaire en vertu cardinale. Très grand fournisseur de Boeing, dont les avions sont équipés de moteurs GE, Jack Welch a exercé une influence déterminante sur la conduite du groupe aéronautique. (...)

Cela se conjugue avec des délocalisations, un éclatement des chaînes d’approvisionnement et de production, une recherche d’économies à tous les niveaux ; et ce que le quotidien américain Seattle Times a appelé « une révolution culturelle ».

Dans une enquête très fouillée publiée en 2019 par The New Republic, la journaliste Maureen Tkacik décrit ainsi le processus : « La transformation culturelle de Stonecipher s’est concentrée sur le dénigrement et la marginalisation des ingénieurs en tant que classe et des avions en tant que business. »

Pour le nouveau PDG, les ingénieurs sont des personnels qui coûtent trop cher, qui inventent des modèles trop complexes, bref qui ne servent qu’à compliquer la bonne marche de l’entreprise. Quant aux avions, il ne s’agit plus de les considérer comme des productions industrielles innovantes mais comme de simples commodités dont une grande partie de la production peut être réalisée par à peu près n’importe qui : les lignes d’assemblage des avions devaient, selon lui, ressembler de plus en plus à celles de l’automobile. (...)

De multiples alertes sont alors données à tous les niveaux du groupe. Toutes disent la même chose : Boeing court à la catastrophe. Aucune n’est entendue. Pour les responsables et conseillers du groupe, elles ne sont que la manifestation « de la résistance au changement », « de la difficulté à faire le deuil des habitudes passées », du refus de « sortir de sa zone de confort ». (...)

Résultat ? « Il n’y a plus un ingénieur ou une personne qui connaisse le monde de l’aéronautique au conseil d’administration. Mais il n’y a plus, non plus, un ingénieur au Comex [comité exécutif – ndlr] », relève le connaisseur du secteur.
Faire plus avec moins

La construction des avions ou le lancement d’un nouveau modèle deviennent accessoires, voire contre-productifs pour Boeing, tout à ses résultats. La priorité est de faire plus avec moins. La concurrence d’Airbus et la montée en puissance de l’A320, longtemps sous-estimé, l’obligent cependant à répliquer. (...)

Le 737 Max étant presque identique au précédent, elles n’auront pas besoin de reformer leurs pilotes. Boeing ne les informera pas, pas plus que le régulateur, de l’installation d’un nouveau système électronique de bord, et ne leur fournira même pas la notice pour le débrancher et permettre aux pilotes de reprendre les commandes.

Cet enchaînement d’erreurs, de défauts et de défaillances sera à l’origine des deux accidents mortels du 737 Max. Là encore, des ingénieurs de Boeing n’ont pas manqué de tirer la sonnette d’alarme sur les risques et les dangers de ces choix. En vain.
En finir avec les syndicats

Les syndicats ont toujours été la bête noire du monde patronal américain. Et Boeing a pris sa part pour diminuer leur influence. Estimant que les personnels travaillant à Seattle étaient par trop gourmands et revendicatifs, la direction a décidé, au milieu des années 2000, de déménager vers d’autres États plus accueillants, des États sans syndicats. Son choix se porte sur la Caroline du Sud.

En 2011, le groupe aéronautique inaugure sa nouvelle usine à Charleston, pour y assembler le 787 Dreamliner. Une ligne d’assemblage avec un minimum d’ingénieurs, d’inspecteurs chargés de contrôler la qualité et surtout sans ouvriers syndiqués.

Mais la Caroline du Sud n’a aucune racine dans l’aéronautique. Les salariés embauchés n’ont aucun savoir-faire, aucune connaissance de ce secteur. (...)

Très vite, les compagnies clientes de Boeing déchantent : les incidents et les malfaçons des avions fabriqués à Charleston sont nombreux. Certaines compagnies refusent même les livraisons en provenance de cette usine, estimant que les problèmes y sont trop nombreux. Des rapports mettent en lumière que les process de fabrication de Boeing ne sont « ni rigoureux ni stables ».
Licenciements à la pelle

Pressée de toutes parts, la direction du groupe pense avoir la réponse : la technologie. Elle automatise autant qu’elle le peut les chaînes d’assemblage, notamment pour la fabrication des fuselages. Ce choix à nouveau paraît n’avoir que des avantages : il assure une qualité plus élevée et constante ; il permet d’augmenter les cadences de production. Dès lors, il est possible de supprimer d’autres postes d’ingénieurs chargés de contrôler la qualité.

Et rien ne semble ébranler cette conviction. (...)

La perte de confiance des compagnies aériennes après le dernier accident d’Alaska Airlines risque d’affaiblir durablement Boeing. Selon les dernières statistiques disponibles, Airbus totalisait déjà avant cet accident 70 % des nouvelles commandes d’avions civils contre 30 % seulement pour son concurrent américain.

Si Boeing est à terre, il n’est pas condamné. Il appartient à cette catégorie des groupes « too big to fail ». En dépit de toutes ses dérives passées, il conserve des équipes, des moyens que peu d’autres groupes peuvent concurrencer. Soutenu par le Pentagone, la Nasa, et d’autres agences fédérales qui ont acquiescé à toutes les dérives du groupe, quand elles ne les ont pas encouragées, Boeing reste un élément essentiel et irremplaçable du complexe militaro-industriel américain. Et quel que soit le gouvernement à Washington, il ne laissera pas détruire un champion industriel si important. Tout sera entrepris pour le protéger et l’aider à se reconstruire.

« Cela demandera du temps. Il faut au moins dix à quinze ans pour rebâtir une culture industrielle et technique qui s’est perdue », relève cet ancien responsable d’Airbus. C’est peut-être aussi le temps qu’il faudra pour se désintoxiquer de toutes les théories sulfureuses qui ont envahi les entreprises ces trente dernières années, et qui, comme chez Boeing, ne laissent que ruines et destructions après leur passage.