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Architectes, urbanistes, laissez béton ! Construire autrement pour en finir avec l’extractivisme
#beton #sable #construction #extractivisme
Article mis en ligne le 3 juillet 2024
dernière modification le 30 juin 2024

Construire sans fin immeubles ou autoroutes nécessite d’extraire toujours plus de sable. Résultat, nous dévorons notre propre planète. Ce désastre est au cœur de trois livres stimulants parus récemment.

Un vent de révolte soufflait sur la Biennale d’architecture de Venise 2023. Plusieurs pavillons nationaux y dénonçaient l’un des côtés obscurs du métier de bâtisseur : l’extractivisme. Soit l’utilisation déraisonnable des ressources dites « naturelles » pour fabriquer du béton. Un an plus tard, ce souffle atteint les librairies : trois livres reviennent sur les dégâts écologiques causés par l’industrie du bâtiment et des travaux publics (BTP). (...)

Béton. Enquête en sables mouvants. Avec son époux le journaliste Claude Baechtold et l’architecte-dessinateur Antoine Maréchal, Alia Bengana mène les lecteurs de surprise en surprise. Ses investigations la conduisent à Genève, à l’Office des Nations unies, où l’on se préoccupe de plus en plus des « pilleurs de sable » : en Jamaïque, par exemple, des bandes armées volent des plages la nuit pour approvisionner les bétonneurs. Au matin, les habitants se lèvent et constatent que le rivage a disparu.

Du Maroc à l’Indonésie, ce mal est mondial. Avec « 40 milliards de tonnes par an », le sable est « la deuxième matière la plus exploitée au monde après l’eau ». Sa surconsommation aggrave l’érosion des côtes et détruit la faune. Mais nul besoin d’aller au bout du monde pour apprécier l’étendue du désastre. (...)

En Suisse, l’un des pays champions du béton grâce au cimentier Holcim, Alia Bengana découvre que des industriels font acheter des champs par des prête-noms pour en ôter la couche de terre arable afin d’extraire les graviers, qu’ils remplacent… par des résidus de chantier. Ils gagnent ainsi deux fois : en vendant les graviers et en enfouissant les déchets. Au mépris des lois, « des centaines d’hectares de terres agricoles » sont ainsi « achetés pour une bouchée de pain sous les yeux de tous ». La Suisse serait-elle devenue une « république bananière » ? (...)

Dans Bâtir avec ce qui reste, le philosophe Philippe Simay rappelle que, dès l’Antiquité, « les ressources de régions entières ont été exploitées jusqu’à épuisement pour satisfaire les besoins de populations parfois très éloignées ». Il précise au passage que « le terme d’extractivismo a été employé pour la première fois afin de rendre compte de l’exploitation coloniale des forêts dont le bois était destiné à l’exportation ».

Et Nelo Magalhães, docteur en mathématiques et en économie, qui signe Accumuler du béton, tracer des routes, relève qu’en France la Loire a été tellement creusée pour en extraire les granulats alluvionnaires qu’en 1978 un pont s’est écroulé à Tours (...)

Plus que le secteur du bâtiment, Nelo Magalhães explore surtout celui des travaux publics, grand dévoreur de matériaux. L’auteur remonte aux méga-programmes de construction de barrages hydroélectriques dans la France des Trente Glorieuses. (...)

Le volume de béton employé est vertigineux. Celui de terre déblayée encore plus. Depuis, les bords du Rhône se sont agrémentés de raffineries, d’usines chimiques, de centrales nucléaires, de cimenteries…

Dans les années 1970, l’extension du réseau d’autoroutes a pris le relais. Elle se poursuit encore aujourd’hui : la très contestée A69 entre Toulouse et Castres en est la preuve. (...)

Les représentants du purisme, du Bauhaus, du brutalisme et du Style international ont été les intellectuels organiques du capitalisme industriel à travers la promotion du béton.
Phlippe Simay, philosophe

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« Si l’industrie du ciment était un pays, elle serait le troisième plus gros émetteur, juste derrière la Chine et les États-Unis. Elle dépasserait la production combinée de carbone de tous les arbres, arbustes et zones forestières de la planète. En ce sens, le béton participe à rendre le monde inhabitable », avertit Philippe Simay.

Et il ne faut pas attendre de miracle des technologies « bas carbone », dont les bons résultats en termes d’émissions de CO2 sont en partie obtenus par compensation, en finançant des start-up investissant dans des projets écologiques. En réalité, dit Alia Bengana, « le meilleur ciment de Suisse est juste 10 % moins polluant qu’un ciment classique ». (...)

Réhabiliter la pierre de taille ou la terre crue

Alia Bengana, elle, réhabilite la pierre de taille, dont « les blocs sont réutilisables à l’infini ». Elle promeut le bois s’il est cultivé avec raison, et surtout la paille, abondante, pas chère, qui stocke le carbone et pousse en quelques mois. (...)

Quant à la terre crue, elle aussi recyclable sans fin, elle reste très utilisée dans de nombreuses régions du monde et commence à revenir en grâce dans les pays occidentaux. Mais le plus important est de ne plus détruire. Et quand la démolition est inévitable, les portes, fenêtres, radiateurs, carrelages doivent être réemployés, les matériaux de construction recyclés.

Le recyclage n’est pourtant pas l’idéal. À grande échelle, il risque de conforter la logique industrielle qui ne voit dans le bâtiment qu’un produit jetable à courte durée de vie. L’adoption de matériaux et de techniques plus écologiques passe au contraire par l’organisation de filières plus artisanales. Et par un changement de mentalité : on ne peut plus considérer que notre planète est une ressource infinie à la libre disposition du monde économique. (...)

Les auteurs appellent architectes, ingénieurs, urbanistes, mais aussi politiques à une révolution aussi radicale que celle qui a vu naître le béton armé. Et cette perspective est exaltante.

Béton. Enquête en sables mouvants, d’Alia Bengana, Claude Baechtold et Antoine Maréchal, éd. Presses de la Cité, 158 p., 24 €.
Accumuler du béton, tracer des routes, de Nelo Magalhães, éd. La Fabrique, 294 p., 18 €.
Bâtir avec ce qui reste, de Philippe Simay, éd. Terre urbaine, 138 p., 17 €.