
A propos de François Jarrige, La ronde des bêtes. Le moteur animal et la fabrique de la modernité (cité RB dans le texte), Éditions La Découverte, 2023 et de Paul Guillibert, Exploiter les vivants. Une écologie politique du travail (cité EV), Éditions Amsterdam, 2023.
« Un spectre hante l’Europe… 1 » Il faudrait réécrire aujourd’hui le Manifeste du Parti Communiste pour les animaux non-humains. Les pathologies de l’élevage industriel montrent en effet qu’une révolution est en cours. Les mobilisations animalistes se sont multipliées pour révéler l’exploitation dont cette forme d’élevage est le lieu. Comme l’a montré l’anthropologue Alex Blanchette, la bourgeoisie a joué un rôle historique en remplaçant les attachements entre animaux humains et non-humains que l’on peut qualifier de féodaux, au sens où ils reposaient sur des techniques anciennes de domestication, par un ensemble de signes instituant leur valeur marchande, comme le prix du marché mondial de la viande, qui permet à peine aux éleveurs de vivre, ou les labels « bio », qui permettent à certains éleveurs de l’augmenter, ou encore les indications d’origine animale dans les produits dérivés dont nous sommes entourés2. Mais il faut selon Blanchette décrire ces nouveaux attachements pour qu’à leur tour ils se dissolvent dans une forme de prise de conscience. A quelles conditions les animaux non-humains peuvent-ils constituer un nouveau prolétariat, en sorte qu’on pourra légitimement dire « Animaux de tous les pays, unissez-vous ! » ? (...)
Deux ouvrages, écrits l’un par un historien et l’autre par un philosophe, viennent de paraître en France sur la notion de travail animal. Ils reprennent ainsi un débat qui fait rage aux Etats-Unis, en Angleterre et en Allemagne, en y apportant les méthodes de l’histoire et de la philosophie de l’environnement, deux courants qui renouvellent profondément ces deux piliers de l’enseignement en France. Ces ouvrages donnent à la notion de travail animal des extensions radicalement opposées. François Jarrige étudie minutieusement un cas de travail animal, celui des chevaux, des chiens et des bœufs de manège, pour montrer leur disparition progressive avec l’invention du moteur à vapeur. Paul Guillibert analyse le travail animal comme un cas parmi d’autres d’exploitation du vivant, ce qui lui permet de discuter les pensées de la crise écologique à la lumière de la critique marxiste du travail. Tous deux suggèrent que dans les sociétés industrielles contemporaines, les animaux ne sont pas dotés d’une ontologie positive : ils ne sont pas aussi présents autour de nous que l’est cet ordinateur sur lequel vous lisez ce texte, mais ils agissent à travers ce que Jacques Derrida a appelé une « hantologie ». (...)