
Pédiatre à la retraite, Adel a été évacué de Gaza début novembre et est rentré il y a dix jours à Paris. Auprès de Mediapart, il témoigne des bombardements israéliens incessants, de la mort qui est partout, de son ressentiment à l’égard de la France « qui ne condamne pas les crimes commis ».
« Les bombes tombaient autour de nous, les cris. À chaque fois, je me disais, la prochaine fois, ce sera notre maison qui sera touchée. » Adel*, 74 ans, est rentré dimanche 5 novembre à Paris, après avoir été évacué de la bande de Gaza vers l’Égypte. Il a retrouvé ses enfants, Lina et Shadi*, que nous avions rencontrés le 28 octobre à Paris. Ce soir-là, ils tentaient de joindre leur père alors que l’offensive militaire d’Israël s’était intensifiée. Les communications coupées, ils avaient essayé d’avoir des nouvelles auprès du ministère des affaires étrangères. En vain.
Parti en septembre pour fêter le mariage de l’un de ses neveux, Adel avait décidé de profiter de sa retraite « pour retourner à Gaza » où vivent ses sœurs et ses cousins. « La dernière fois que j’y suis allé, c’était il y a dix ans. Mais le passage des frontières entre Gaza et l’Égypte est très compliqué. À l’époque, j’étais resté bloqué plus d’un mois », explique-t-il. (...)
Lorsque les bombardements ont commencé, il était dans la maison familiale, située dans un quartier résidentiel de la ville de Gaza. « Un des voisins a été prévenu par les services secrets israéliens que sa maison allait être bombardée. C’est ainsi qu’ils procèdent parfois. Ils téléphonent et s’adressent à la personne en l’appelant par son prénom. » Le voisin a alors averti les habitants du quartier. « Je suis parti en pensant revenir. Je n’ai pris que mon passeport. Il était aux alentours de 16 heures », poursuit Adel, fixant ses mains à l’évocation de ce moment. Quelques heures plus tard, il apprenait que sa maison, elle aussi, avait été bombardée.
À ses côtés, Lina, sa fille, tête baissée et regard rivé sur le sol, écoute attentivement le récit de son père. Il est toujours resté « évasif pour [les] protéger », commente-t-elle, rappelant que même lorsqu’il manquait « d’eau et de nourriture, il [leur] disait que ça allait ». Attendri, par ces mots, Adel lance un sourire à sa fille.
« J’étais en danger de mort, mais j’étais très inquiet pour ma famille, leur angoisse, leur attente. Je voyais la mort autour de moi et je savais que si c’était mon tour, je ne pourrais pas les serrer contre moi. » Malgré tout, à chacun de leurs échanges téléphoniques, Adel tente de ne rien laisser transparaître (...)
Aux bombardements incessants « se rajoutaient les nouvelles quotidiennes de décès de proches. Le manque d’eau, de nourriture et de sommeil crée des conditions de vie difficilement descriptibles. Certains sont pris de panique, de vomissements, de diarrhées ». « Et nous n’avions pas la possibilité de nous laver, pas le strict nécessaire d’hygiène », ajoute-t-il. À cette évocation, sa fille Lina tressaille.
« Imaginez-vous, du moins essayez, vous êtes les uns sur les autres. Vous essayez d’avoir des nouvelles de vos proches lorsque, à côté de vous, vous entendez qu’une femme vient de perdre son frère et ses neveux » ; à ces mots, Adel reprend son souffle. Quelques jours avant d’être évacué, il a perdu son cousin. (...)
« Il s’appelait Ahmed. Il est mort avec sa femme Hana, et leurs deux enfants, Nadia, qui avait 15 ans, et Siham, 8 ans. Leur ferme a été bombardée. Quelques semaines avant, on fêtait nos retrouvailles chez eux, autour d’un thé et de gâteaux avec les enfants. »
Au chagrin se mêle la colère. (...)
« les pays européens, les États-Unis, les pays arabes laissent des civils se faire tuer, mourir, coupés de tout comme des bestiaux qu’on laisse crever ? C’est un crime et un crime qui est organisé. Comment peut-on accepter que des enfants soient tués ? Comment peut-on accepter de couper à deux millions de personnes l’eau, la nourriture et de les bombarder ? ».
Pour prêter assistance, Adel s’est rendu dans l’hôpital de Rafah. « En France, quand un enfant meurt à l’hôpital, malgré tous nos efforts, on a un sentiment d’échec. À Gaza, j’ai vu des enfants mourir sans pouvoir rien faire pour eux. Un enfant qui a une hémorragie et qui est condamné parce qu’on ne peut pas le prendre en charge, on assiste impuissant à sa mort. Il est là encore vivant, il pleure et dans un quart d’heure, il sera parmi les morts. C’est horrible. » (...)
Aujourd’hui, Adel scrute chaque image de la télévision afin de vérifier s’il n’y reconnaît pas certains de ses proches dont il est sans nouvelles. « Je ne suis pas vraiment là. Je suis toujours là-bas. Les images tournent dans ma tête. Je n’ai pas retrouvé la vie normale », répète-t-il. (...)
Depuis son retour, il se sent « trahi par la France qui ne condamne pas fermement ces crimes commis » : « On est montré du doigt comme des terroristes. » (...)
À ces mots, sa fille Lina lui explique qu’elle a été agressée avec sa mère dans un commerce par une femme. « Parce que nous expliquions la situation à Gaza et que nous critiquions Nétanyahou. C’était lorsque tu étais à Gaza, papa. Et lorsqu’on a porté plainte au commissariat, ils ont dit qu’il ne fallait pas s’étonner, en sous-entendant que nous étions des terroristes. » (...)
Lina ajoute qu’à son travail, il lui a été demandé si elle avait « des amis juifs » : « C’est fou qu’on me demande cela. Mais j’en arrive à penser que désormais certains mouvements juifs pour la paix sont plus audibles que nous pour nous défendre. On nous a tout enlevé, jusqu’à faire taire nos voix. » (...)
Au lendemain de notre rencontre, le samedi 11 novembre, Adel a appris le décès d’un autre cousin, Bachir. (...)