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France24
À Nancy, un "contre-monument" convoque les fantômes de l’Algérie coloniale
#Nancy #memoire #Algerie #colonialisme #contreMonument
Article mis en ligne le 18 novembre 2025

Placé face à la statue du sergent Jean Pierre Hippolyte Blandan, figure de la conquête de l’Algérie, un "contre-monument" a été inauguré début novembre à Nancy. Il invite à la réflexion sur un chapitre sombre de l’histoire de France et à la reconnaissance de traumatismes longtemps passés sous silence.

Pendant des décennies, le traumatisme de la terrible lutte pour l’indépendance de l’Algérie est resté enfoui au plus profond de l’âme de Malek Kellou. Il a refoulé ce passé pour se protéger, lui et sa famille, tandis qu’il se construisait une nouvelle vie de l’autre côté de la Méditerranée, en France, dans l’ancienne puissance coloniale.

Cette armure a commencé à se fissurer un matin d’hiver, lorsqu’il s’est retrouvé dans les années 1990 face à un monument étrangement familier dans sa nouvelle ville de Nancy, dans l’est de la France. Malek Kellou a été choqué de reconnaître l’imposante statue du sergent Jean Pierre Hippolyte Blandan, héros français de la conquête algérienne du XIXe siècle, qui se dressait autrefois à Boufarik, au sud-ouest d’Alger, ville célèbre pour ses oranges juteuses à l’origine de la boisson populaire Orangina. Symbole de la domination coloniale, ce monument l’avait terrifié lorsqu’il était enfant, au début de la guerre d’indépendance (1954-1962).

"Tais-toi et mange ton orange", lui répondait sa mère lorsqu’il l’interrogeait sur cette figure menaçante. Les mots de sa mère, écrits en tamazight, la langue berbère de la Kabylie natale de Malek Kellou, sont désormais gravés sur une plaque de métal brillante faisant face à la statue à Nancy, en bordure d’un quartier populaire où vit une importante communauté d’origine algérienne. (...)

Un "anti-monument"

Premier du genre, le contre-monument de Nancy a été inauguré le 6 novembre sur la place de Padoue de la cité de Lorraine. Il a été baptisé sous le nom de "Table de Désorientation", en référence à la table d’orientation. Les passants, dont les traits se reflètent dans ce "contre-monument", sont invités à combler les lacunes de l’histoire de France et à méditer sur un passé colonial qui continue de hanter une grande partie de la société française et d’empoisonner sa vie politique ainsi que ses relations avec l’Algérie.

Posée verticalement, la table circulaire mesure 1,59 mètre de haut – la taille réelle du sergent Blandan, dont la statue voisine est deux fois plus imposante. Sur le disque métallique est inscrit, en français et en arabe, un texte de la fille de Malek Kellou, Dorothée-Myriam Kellou, journaliste, écrivaine et réalisatrice, dont les recherches sur ses racines algériennes ont finalement permis à son père de se confier sur ce passé dans le livre "Nancy-Kabylie" (éditions Grasset). Selon elle, le texte "déroule une contre-histoire : celle des colonisés et de leurs descendants", ouvrant un espace où "leur mémoire peut émerger et s’inscrire dans le récit collectif". (...)

Conçue par l’artiste Colin Ponthot, l’œuvre a été commandée par le Palais des ducs de Lorraine – musée Lorrain, le principal musée de Nancy. Sa conservatrice, Kenza-Marie Safraoui, décrit la Table de Désorientation comme un "anti-monument" remettant en question le discours héroïque et dominateur de la statuaire coloniale. (...)

Des décennies plus tard, ces vestiges coloniaux témoignent de traumatismes qui se chevauchent et sont souvent contradictoires : celui des Algériens qui ont enduré plus d’un siècle d’oppression, celui des colons européens déracinés de leurs terres après l’indépendance, et celui des harkis, ces Algériens qui se sont rangés du côté du pouvoir colonial, pour finalement être rejetés par les deux camps après la guerre. (...)

"Un négationnisme forcené"

La nature particulièrement sensible de cet héritage colonial a été ravivée en début d’année lorsque le journaliste Jean-Michel Aphatie a suscité une vive polémique en comparant sur l’antenne de RTL les crimes coloniaux français en Algérie au massacre nazi de la Seconde Guerre mondiale. Il a affirmé que la France avait commis "des centaines d’Ouradour-sur-Glane" lors de sa conquête brutale de l’Algérie.

Dans une tribune publiée dans Le Monde, l’écrivaine et universitaire Clara Breteau a analysé les réactions outrées suscitées par les propos de Jean-Michel Apathie. Une partie d’entre elles proviennent, selon elle, "de l’ignorance de l’histoire coloniale, produit elle-même de l’incapacité française à reconnaître les crimes coloniaux et à les intégrer dans les programmes scolaires".

L’écrivaine n’a pas hésité à dénoncer le "négationnisme forcené" propagé par une extrême droite revancharde réfractaire à tout examen du passé impérial français. Elle a également souligné une réticence plus générale, héritée de la pensée coloniale, à traiter le massacre de villageois français et algériens selon les mêmes critères. (...)

Afin de se libérer de ces traumatismes, le texte inscrit sur le contre-monument de Nancy invite les visiteurs à "regarder dans le miroir mal poli de notre mémoire". L’idée, explique Dorothée-Myriam Kellou, n’est pas de "lisser les aspérités dans l’écriture de notre histoire, mais de les retrouver pour comprendre la genèse de qui nous sommes en tant que société postcoloniale".

La journaliste et réalisatrice, qui a collaboré avec plusieurs médias français, dont France 24, affirme que son travail vise à répondre à une soif générationnelle de reconnaissance du passé dans un pays où l’on estime que sept à huit millions de personnes – soit environ 10 % de la population – ont un lien avec l’Algérie. (...)

L’historienne Julie Marquet affirme que le contre-monument n’est pas tant une "alternative" au déboulonnage des statues qu’une initiative complémentaire, soulignant que les deux approches peuvent être considérées comme "légitimes" dans leur contexte spécifique. Lundi, un tribunal martiniquais doit rendre son verdict dans le procès de onze militants anticolonialistes qui ont déboulonné des statues de figures de l’époque coloniale en 2020. Selon Julie Marquet, cette affaire doit être comprise dans le contexte particulier de la traite négrière et des griefs anciens propres aux Antilles françaises.

L’approche de la ville de Nancy permet en revanche de "sortir de cette perception de l’espace urbain comme sites de lutte ou de concurrence des mémoires", résume l’historienne. "C’est une approche constructive qui nous permet de travailler collectivement sur la mémoire de ce passé colonial et sur ce que nous voulons en faire".

Les autorités municipales de Lyon, ville natale du sergent Blandan et où se trouve une autre statue du "héros" algérien, ont déjà manifesté leur intérêt pour cette initiative. (...)