
L’Union européenne doit-elle être plus ambitieuse dans le domaine social, ou convient-il au contraire d’oublier cette chimère face aux orientations nationalistes actuelles ? La réponse devra venir des citoyens européens eux-mêmes. Le point de vue de Cédric Rio, philosophe, membre de l’Observatoire des inégalités.
En novembre 2017, suite au Sommet social de Göteborg, en Suède, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker affichait un bel enthousiasme concernant le futur de l’« Europe sociale », à savoir une Union européenne qui mène une politique sociale ignorant les frontières des États-nations. Le lancement du « socle européen des droits sociaux », un nouvel outil, devait raviver selon lui cette ambition communautaire [1]. (...)
Avec ce socle, chaque État de l’Union est invité à respecter des prescriptions minimales édictées au niveau européen. Par exemple, les pays dans lesquels il n’y a pas de salaire minimum devront le mettre en place pour se mettre en conformité avec les règles européennes. Concrètement, ce dispositif doit donc permettre la mise en place d’un salaire minimum dans chaque pays de l’Union, une amélioration du congé parental et des allocations afférentes pour mieux concilier vie privée et vie professionnelle, etc.
L’optimisme du président de la Commission européenne n’était sans doute que de façade. Faute de réelle coopération entre les États-membres, ce socle des droits sociaux risque de rester à l’état de coquille vide et ne sera pas en mesure de réduire les disparités européennes. Mais à qui la faute ? L’absence d’audace des dirigeants européens n’est peut-être que le reflet du peu d’allant des Européens concernant un projet social à l’échelle du continent.
La longue marche de l’Europe sociale
La question sociale est présente au sein de la construction européenne depuis ses débuts. (...)
Le socle européen des droits sociaux s’inscrit dans la continuité d’un des outils les plus anciens, à savoir la reconnaissance de droits communs à l’ensemble des Européens. Parmi ces droits peuvent être cités l’égalité de salaires entre hommes et femmes, un droit à la protection sociale, l’interdiction légale des discriminations, etc. D’autres directives communautaires constituent en parallèle des prescriptions minimales que les États doivent respecter au niveau national, en particulier concernant les conditions et le temps de travail.
Deux autres grands outils permettent d’agir. Tout d’abord, la politique de cohésion, nommée aussi politique régionale, a pour objet de favoriser la convergence socio-économique entre les régions européennes, en permettant aux régions économiquement moins avancées de rattraper leur « retard » socio-économique à travers une politique d’investissement [2]. Il s’agit, ni plus ni moins, de permettre une sorte de redistribution monétaire entre régions de l’Union européenne avec un budget de 350 milliards d’euros – près d’un tiers du budget de l’Union Européenne [3] pour la période 2014-2020. Les contributions et les fonds alloués à chaque État-membre et régions dépendent de leur développement économique (...)
Ensuite, la Commission européenne dispose de mécanismes qui permettent d’inciter les États-membres à poursuivre des objectifs sociaux communs. Par exemple, la « méthode ouverte de coordination » conduit les États à échanger des « bonnes pratiques » [5] que ce soit dans la mise en œuvre de réformes de la protection sociale ou de l’allocation chômage. De même, le « Semestre européen » offre la possibilité à la Commission européenne de délivrer des recommandations aux États, tandis que ces derniers ont à justifier de leurs choix politiques au regard de ces recommandations. Les objectifs poursuivis sont inscrits au sein d’une Stratégie européenne pour la croissance - nommée actuellement Europe 2020. (...)
Ces différents outils ont le mérite d’exister. Mais les résultats sont contrastés. Avant la crise de 2008, la tendance était à une convergence claire des revenus entre les régions, résultant en partie de la politique régionale menée au niveau de l’Union européenne [7]. Plus précisément, les pays et les régions plus pauvres affichaient des évolutions positives de PIB par habitant plus élevées que les pays et régions plus riches. Mais la crise de 2008 a stoppé le phénomène [8] : des pays comme la Grèce, l’Espagne ou le Portugal ont été plus touchés que nombre de pays riches par la récession. Au niveau régional, les disparités ont alors augmenté (...)
les inégalités entre les populations européennes, en particulier entre les pays fondateurs et ceux situés à l’Est et au Sud de l’Europe restent très élevées.
De même, les outils d’incitation n’ont pas donné de résultats probants : les taux de pauvreté par exemple restent importants et ont même augmenté dans certains pays ces dernières années, en particulier en Bulgarie ou en Espagne. Des pays parmi les plus riches ont également connu une hausse de la pauvreté monétaire, à l’instar de la Suède et de la France.
Plus largement, les droits reconnus aux Européens ne le sont que formellement ou sont dans tous les cas fortement limités. (...)
il y a d’une part une difficulté à obliger un État à garantir les droits reconnus au niveau communautaire, et, d’autre part, cette reconnaissance n’est pas accompagnée de moyens suffisants, en particulier financiers, pour les réaliser. Les difficultés de l’Union européenne dans ce domaine sont similaires à celles observées pour faire respecter les droits démocratiques des citoyens européens. Face à un État-membre récalcitrant à respecter des droits démocratiques reconnus au niveau européen, comme c’est le cas par exemple avec la Hongrie, l’Union européenne s’avère impuissante à faire respecter ses traités.
Ce dernier constat ne doit pas étonner en ce qui concerne les droits sociaux. Nous l’avons dit, la question sociale est présente depuis les débuts du projet européen. Dans les faits cependant, celle-ci est bien souvent développée au nom d’objectifs économiques plus larges. Un exemple concerne la première législation européenne en faveur de l’égalité de salaire entre les femmes et les hommes, mise en place historiquement pour éviter des distorsions de concurrence sur un marché européen alors en construction [10].
Souhaitons-nous aller plus loin ?
Dans un document récent, la Commission européenne posait les jalons d’évolutions possibles de l’Europe sociale dans un futur proche, après 2020. Les orientations possibles proposées sont au nombre de trois : assumer des objectifs sociaux moins ambitieux tout en garantissant au minimum la libre circulation des Européens ; créer une Europe sociale à deux vitesses en permettant aux pays qui le souhaitent d’aller plus loin, en distinguant par exemple les membres de la zone Euro et les autres ; avoir une ambition plus forte incarnée notamment par le socle commun [11].
En théorie, il est possible de défendre l’idéal d’une Europe sociale plus ambitieuse qu’elle ne l’est aujourd’hui, au nom d’une solidarité entre Européens et de la nécessité de satisfaire des besoins de base – éducation, accès aux soins, protection sociale, etc. Plus prosaïquement, on peut souligner l’intérêt qu’auraient les populations nationales et leurs représentants à voir se réduire les inégalités socio-économiques, et donc à unir leurs forces. Le fait que des populations nationales disposent de plus faibles niveaux de protection sociale au sein du marché unique crée notamment une situation de dumping social, et incite les acteurs économiques des pays riches à délocaliser leurs activités au sein des pays où le coût du travail est moins élevé, ou à faire pression au sein de leur pays d’origine pour un nivellement par le bas de la protection [12]. C’est notamment la stratégie allemande où le taux de travailleurs pauvres a presque été multiplié par deux entre 2005 et 2015. Mutualiser certains moyens permettrait en outre de faire face à des problématiques communes – vieillissement de la population, difficultés des jeunes, chômage, etc.
Force est de constater néanmoins que le moment ne semble pas favorable à une plus grande coopération entre États. (...)
Le Brexit, la « crise » de l’accueil des migrants et l’impossibilité des pays européens à se montrer solidaires et s’accorder sur les moyens à mettre en œuvre pour les accueillir au mieux, sans parler de la montée du nationalisme dans de nombreux pays, constituent autant de signes qui incitent au pessimisme. La Commission européenne elle-même table sur une baisse du budget de la politique de cohésion après 2020 [13].
Toute la question est de savoir si les citoyens européens souhaitent vraiment une Europe plus solidaire. Les enquêtes d’opinion soulignent une perception ambivalente et peu favorable de l’Europe sociale : si une majorité se sent « Européen », la solidarité doit rester, pour la plupart des répondants, cantonnée au niveau national. Pourtant, la coopération européenne paye : en France, de nombreuses politiques publiques dans le domaine social – plan de lutte contre la pauvreté, politiques de la ville, politiques en faveur des milieux ruraux – peuvent être financés en partie grâce à l’enveloppe budgétaire constituée au niveau européen, tandis que les pays qui ont rejoint depuis peu l’Union européenne bénéficient de soutiens encore plus importants pour développer des infrastructures et permettre de réduire les écarts avec les populations européennes plus riches.
La Commission européenne, en particulier et les dirigeants nationaux ont clairement une responsabilité dans les difficultés auxquelles doit faire face le projet d’une construction européenne plus ambitieuse sur le plan social. Mais sommes-nous prêts nous-mêmes à produire les efforts nécessaires pour y parvenir ? Rien n’est moins sûr (...)
La comparaison à la mode avec les années 1930 et la montée des nationalismes et des fascismes est sans doute caricaturale. Certains signes persistants ne prêtent néanmoins pas à l’optimisme : libre à nous de réagir.