Dans Ce qui nous unit, François Dubet nous montre comment les discriminations alimentent la poussée identitaire qui s’est emparée de la société française. Il nous indique par la même occasion comment nous pourrions agir collectivement pour nous sortir de cette impasse.
Notre conception de la justice sociale fait désormais une place importante à la lutte contre les discriminations. Mais l’exigence d’égalité des chances à laquelle celle-ci se réfère rencontre également un puissant besoin de reconnaissance de la part d’individus ou de groupes discriminés. Or, ces deux revendications peuvent apparaître difficiles à concilier puisqu’il s’agit d’être à la fois égaux et différents.
Prendre une mesure correcte de ce problème requiert de se tourner vers les épreuves effectivement subies par les personnes discriminées. Réutilisant les matériaux d’une enquête exposée dans un livre précédent , l’auteur brosse un tableau de la diversité des expériences ordinaires de ces dernières. Si les discriminations mettent toujours en cause l’égalité et l’identité des individus, celles-ci procèdent d’expériences toujours singulières. En effet, chaque individu peut être discriminé pour un ensemble de raisons.
La discrimination découle généralement de préjugés hostiles à certains groupes. Elle peut résulter d’une simple préférence pour ceux qui nous ressemblent, voire de causes systémiques ou indirectes, ce qui fera une différence pour les personnes discriminées. Les discriminations sont d’autant plus intolérables que l’on se sent égal : elles sont alors vécues comme un refus d’égalité. A d’autre moment, ou pour d’autres personnes, elles sont vécues comme un déni de leur mérite.
Mais l’expérience peut aussi prendre, chez certains groupes ou individus à la fois fortement stigmatisés et fortement discriminés, la forme d’une « expérience totale », où les stigmates et les discriminations commandent la totalité de leur vie. (...)
Les individus discriminés oscillent alors entre la honte, le dégoût de soi, la résignation, l’obsession et la colère. Ils se renferment dans un quartier ou une communauté, choisissent l’esquive, la dissimulation ou l’humour, lorsqu’elles y parviennent.
Une action publique embarrassée
Que faut-il penser alors des politiques de lutte contre la discrimination qui ont été mises en œuvre en France ? Comment expliquer l’écart entre les problèmes – la société française apparaissant dans les études comparatives comme fortement discriminatrice –, la passion politique qu’ils suscitent – en raison notamment de notre grand attachement à l’égalité – et la relative faiblesse des solutions proposées ? (...)
la plupart des personnes discriminées sont hostiles aux politiques de discriminations positives, puisqu’elles refusent à la fois les quotas et le ciblage. Il arrive qu’elles les perçoivent comme des mesures réservées à une toute petite frange de discriminés. Plus souvent, elles y voient des mesures de nature à jeter le doute sur les mérites réels de leurs bénéficiaires. Comme elles sont la plupart du temps réticentes à porter plainte, à la fois pour des raisons objectives liées aux difficultés de voir celles-ci aboutir et par refus d’endosser le statut de victime. Enfin, elles considèrent parfois que ces mesures risqueraient de confirmer un stéréotype hostile.
Besoin de reconnaissance et crise des identités
Les débats sur la reconnaissance, autrement plus difficiles que ceux que l’on peut avoir sur l’égalité, sont alors d’autant plus vifs que l’action publique est faible et embarrassée, selon François Dubet. La reconnaissance des minorités interroge en effet la représentation que la majorité se fait d’elle-même, c’est-à-dire son identité. Le risque est ainsi fort de déboucher sur des conflits de reconnaissance. (...)
Face à ces enjeux, « il importe de définir un ensemble de principes et de mécanismes (sociaux) communs aux minorités discriminées et à la majorité, un tiers inscrivant la lutte contre les discriminations dans des politiques générales. » (...)
Le retour des refoulés identitaires nous met face à une situation dangereuse, où les théologies politiques occupent une place démesurée par rapport aux expériences d’une large frange de nos concitoyens, dont nous devrions urgemment faire l’effort de comprendre les demandes, plutôt que nous laisser submerger par la panique. Ce livre devrait nous y aider ou tout au moins nous mettre sur la voie. Il est presque inespéré au regard du climat actuel.