
Dans les marais, « deux chiens se battent pour un bout de barbaque ». Il s’agit, vu de plus près, d’une main. Ce pourrait être le début d’un polar ; mais il va s’agir d’un crime autrement plus important : la mise à sac d’un pays, l’Espagne.
Dans une petite localité balnéaire, non loin de Valence, Esteban, qui a dans les 70 ans, s’occupe de son vieux père silencieux. Il est propriétaire d’une menuiserie qui est en faillite, tout comme sa propre vie. Au cours de son monologue intérieur, c’est cet échec qui se martèle : l’enlisement dans un quotidien terne, les amours trahies, une famille minée par les querelles financières et, pour seul refuge, la chasse ou une passe occasionnelle au bord de la route. D’autres voix traversent le récit, tout en libres associations et bifurcations intimes, créant cette dynamique qui est l’une des grandes forces de Rafael Chirbes : voix de l’un des employés d’Esteban, qui n’a désormais plus de boulot — le seul qui restera bientôt possible, c’est celui de « croque-mort pour suicidés » —, de son ex-femme de ménage et de son père, à travers quelques pages que ce dernier a griffonnées jadis. La débâcle est collective.
Disparu le 15 août dernier, Chirbes est l’un des plus importants écrivains espagnols de la période récente.
Il a reçu à deux reprises le prix national de la critique. Son œuvre enregistre, avec un réalisme proche du documentaire, les changements survenus dans son pays depuis la transition démocratique (1975-1982) jusqu’à l’interminable catastrophe de ces dernières années. (...)