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Union européenne : la fuite en avant
Article mis en ligne le 23 juin 2019
dernière modification le 22 juin 2019

Le soir du 26 mai, après la publication des premiers résultats à la fermeture des bureaux de vote en Italie, Matteo Salvini, président du parti italien d’extrême droite Lega, a donné une conférence de presse particulièrement marquante. Il s’est présenté devant les caméras tenant un rosaire – un petit crucifix en métal –, et, se félicitant du résultat obtenu par son parti aux élections européennes, il a souligné que les résultats en France et au Royaume-Uni témoignaient d’un moment de changement en Europe. En s’attaquant à la gauche, aux élites et au monde financier, il a insisté sur le fait que, face à quiconque remettrait en question les « racines judéo-chrétiennes » de l’Europe, la Lega démontrerait « par [son] travail la foi qu[’elle a] dans une Europe différente de celle que nous préparent les bureaucrates et les banquiers » [1].

Que s’est-il passé pour que ces élections, en 40 ans d’existence, aient été considérées comme les plus importantes de l’histoire de l’UE [2] ? Une partie de la réponse à cette question se trouve justement dans les déclarations de Salvini. Dans ce texte nous verrons comment, au-delà de quelques surprises, ces élections ont confirmé des tendances que nous avons pu observer ces dernières années dans les différents États membres de l’UE.

Une majorité conservatrice renforcée au Parlement européen.

Commençons par les résultats. Ils confirment le déclin du bipartisme traditionnel, qui touche en particulier les deux grands groupes parlementaires (Parti populaire européen et Socialistes et Démocrates). (...)

Le récit d’une histoire humaniste, civilisatrice et prospère sur lequel l’UE s’était construite s’est trouvé bien éloigné de la pratique politique de ses États membres. Mais les élections de 2014 furent aussi le moment de la montée décisive de Syriza en Grèce, et de la création de Podemos dans l’État espagnol, dans les deux cas suite à des phases de mobilisations massives dans les rues. La victoire de Syriza aux élections grecques en janvier 2015 a déclenché toutes les alarmes au sein des institutions européennes et des classes dirigeantes des pays du centre de l’UE. Malgré le fait que le gouvernement de Tsipras s’était soucié de faire preuve de modération et de volonté de dialogue face à la position de la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international), la réponse de celle-ci a été implacable, faisant du chantage au gouvernement et l’obligeant à ignorer le rejet du troisième mémorandum exprimé par la population grecque lors du référendum du 7 juillet 2015.

Suite aux élections du 26 mai 2019, le Parlement européen reproduit le virage à droite que nous avons déjà constaté ces dernières années dans les différentes élections nationales : l’addition des pourcentages des groupes conservateurs sera à nouveau majoritaire. Cependant, la composition de l’aile conservatrice s’est nettement radicalisée. En particulier, il faut noter la croissance inquiétante de l’extrême droite qui se matérialise dans le groupe Identité et Démocratie, qui a profité du succès de la Lega de Matteo Salvini et du résultat du Rassemblement National en France. (...)

La montée de l’extrême droite dans un nouveau schéma de polarisation.

La crise de légitimité que traverse l’UE depuis des années est directement liée à sa propre façon autoritaire de gérer la crise économique. La maxime néolibérale du TINA (« il n’y a pas d’alternative ») qui place le marché et ses logiques au centre, ferme la porte d’une part à toute proposition de mise en œuvre de politiques alternatives, punissant ou menaçant ceux qui s’y opposent (comme ce fut le cas du gouvernement grec en 2015), et d’autre part, elle nourrit l’autoritarisme et la répression des gouvernements européens contre tout mouvement social (comme c’est le cas du mouvement des Gilets Jaunes, durement réprimé par le gouvernement français).

La convergence croissante entre le social-libéralisme et les forces conservatrices a conduit à un phénomène que certains auteurs comme Tariq Ali définissent comme la constitution d’un « extrême centre » [4]. Cet « extrême centre » a été le point de référence dans la gouvernance de la plupart des pays européens, garantissant la continuité de l’intégration européenne dans sa logique marchande. Ainsi, bien qu’il y ait des différences notables dans la défense des valeurs morales et dans l’approche des libertés individuelles par chacune des deux forces d’alternance, le programme économique du bloc social-démocrate s’est progressivement rapproché dans ses aspects fondamentaux du programme du bloc de la droite. Ce rapprochement autour d’un programme économique qui favorise le grand capital contraste avec les promesses qui, de la part du courant socialiste, avaient été formulées en vue d’une expansion des droits sociaux à travers le processus d’intégration européenne. (...)

convergence des politiques économiques a progressivement discrédité le système de représentation politique, ce qui a conduit, d’une part, à une crise du régime de représentation dans les pays les plus touchés par la crise et, d’autre part, à la crise des partis sociaux-libéraux mentionnée précédemment. Le processus de construction de l’UE sous le prisme néolibéral a été le déclencheur de la mutation des partis sociaux-démocrates (...)

Pour que ce changement de polarisation puisse être efficace, l’antagonisme autour de la question sociale devait passer à l’arrière-plan. L’abandon systématique et l’invisibilisation de cette question sont des éléments essentiels dans la compréhension de la crise du social-libéralisme, qui a fini par toucher tous les partis socialistes, à l’exception du Parti socialiste portugais, du Parti travailliste britannique et, en dernière analyse, du PSOE espagnol. En d’autres termes, le processus de convergence entre les forces social-libérales et les forces plus conservatrices est directement lié au fait que les premières cessent d’agir comme interlocuteurs pour la représentation de la classe travailleuse. Les contradictions sociales inhérentes à un processus de mondialisation inégalitaire qui généralise la précarité ont été mises sous le tapis (notamment par les forces conservatrices) par des diversions visant à rendre centrales des questions comme l’immigration ou la nationalité, polarisant ainsi autour de la question de « l’identité » des sociétés européennes. Les deux axes de polarisation (la construction européenne et l’identité) visent à désactiver autant que possible la critique sociale des inégalités croissantes générées par le néolibéralisme en Europe.

Cependant, cette stratégie a conduit à une réduction de l’espace occupé par les principaux partis de ce bloc au pouvoir, comme l’a montré le déclin des socialistes et des conservateurs dans une série de pays du centre européen, comme l’Allemagne, la France, l’Espagne et l’Italie. (...)

C’est dans ce contexte que les discours « anti-establishment » qui ont été progressivement adoptés par les principales forces d’extrême droite ont permis de combler le vide politique laissé par la disparition du clivage traditionnel gauche-droite au profit de l’apparition de « l’extrême centre ». Le résultat des élections européennes de 2019 affirme ce nouveau clivage, où les politiques progressistes ne s’opposeraient plus aux politiques conservatrices, mais où est établie une concurrence surdéterminante entre les forces « européennes » et les forces « eurosceptiques ». (...)

Le fait que ce soit dans ces coordonnées que s’inscrivent la plupart des débats politiques actuels est sans doute à la fois une cause et une conséquence des difficultés rencontrées par les forces de gauche pour remettre l’antagonisme social au premier plan. Les mobilisations sociales qui ont eu lieu pendant les années où la crise a été la plus forte, comme le mouvement du 15-M (aussi connu comme mouvement des « Indignés ») et les « Mareas » qui l’ont suivi, l’occupation des places en Grèce, les mobilisations contre l’austérité au Portugal et en Italie, ont mis sur la table les antagonismes sociaux que la gestion néolibérale de la crise était en train d’intensifier. De son côté, l’hypothèse fondée sur la création de nouveaux instruments de représentation politique considérant la voie institutionnelle comme seul moyen d’application de politiques de transformation sociale a fini par montrer ses limites. (...)

Au-delà du cas grec (où le gouvernement Tsipras a capitulé face à la Troïka), les élections européennes ont montré les limites de ces stratégies pour d’autres organisations telles que Podemos ou la France Insoumise. En bref, la limitation des stratégies à la sphère institutionnelle a rendu très difficile de placer les antagonismes sociaux au centre du débat politique.

Crise de la gouvernance et de la représentation politique des marges.

Avec les résultats des élections en main, on observe donc une tendance à la convergence autour de deux grands pôles. D’une part, l’espace de « l’extrême centre » tend à s’étendre au-delà des deux partis qui l’ont historiquement incarné. (...)

D’autre part, l’essor des partis Verts dans des pays comme l’Allemagne ou la France est lié non seulement au déclin des partis socialistes (dont ils sont érigés en remplaçants naturels) mais surtout aux mobilisations croissantes contre le changement climatique. Cette pression exercée par en bas poussera le groupe Vert à se présenter comme un contrepoids à la droite (étant le plus grand groupe progressiste en dehors du groupe socialiste), articulant une partie du mécontentement tant au niveau climatique que dans d’autres domaines (en cherchant à capter l’opposition aux accords de libre-échange, le mouvement féministe, etc.). Avec le maintien malgré tout du groupe socialiste, les Verts aspirent à former un pôle « progressiste » (ou « néolibéral progressiste » si l’on reprend les termes de Nancy Fraser) proposant la reconstruction de l’UE à partir d’une approche plus « aimable » que celle proposée par le PPE. Toutefois, le point crucial sera précisément de savoir quelles mesures ce groupe défendra concrètement pour atténuer le réchauffement climatique. S’il choisit de défendre des mesures axées sur le marché, cela se traduira par une politique qui fera peser sur les populations précaires cette « transition écologique » et qui, tôt ou tard, ne fera qu’approfondir les clivages sociaux. (...)

Entre les deux pôles se maintient un discours conflictuel, dont la vocation est d’élever l’opposition existante entre eux à la catégorie de l’antagonisme insurmontable. Cependant, la pratique politique entre les deux blocs est tout sauf antagonique. Au contraire, les politiques des deux groupes finissent par s’alimenter l’une et l’autre. En ce qui concerne le projet européen lui-même, la croissance de ces forces, leur capacité à déterminer l’agenda politique dans les différents pays et la possibilité même de rejoindre les gouvernements de certains d’entre eux, comme en Italie ou en Autriche, ont fait que leur discours s’est modéré, passant d’une position en faveur de la sortie de l’UE à sa réforme et « régénération ».

D’autre part, comme nous l’avons souligné précédemment, le caractère autoritaire et souvent antidémocratique de l’application des mesures d’austérité renforce le bon sens réactionnaire. Un phénomène qui se produit également dans le domaine des politiques migratoires, où la différence entre les discours de l’extrême droite et la pratique des autorités de l’UE et des États membres est de moins en moins marquée (comme le montre le fait que la dirigeante d’Alternative für Deutschland Alice Weidel a salué la politique du président espagnol Pedro Sánchez suite à l’expulsion sommaire de 116 migrants à Ceuta en août 2018), la main ferme avec laquelle le gouvernement Macron a répondu au mouvement des « Gilets jaunes », au cours duquel des centaines de personnes ont été blessées et au moins 23 d’entre elles ont été mutilées par des tirs de LBD et des grenades de désencerclement.

Face aux révoltes contre le système politique et pour la répartition des richesses dont nous avons été témoins ces dernières années, la réponse de l’extrême droite est une formule renforcée et explicite des logiques de différenciation néolibérales basées sur un renforcement des inégalités. Bref, les deux blocs opèrent sur la matrice discursive du néolibéralisme basé sur le mythe de la rareté (à titre d’exemple de mythe, la fraude fiscale en Europe s’élèverait à mille milliards d’euros par an, soit l’équivalent du PIB espagnol), permettant d’activer le mécanisme de la division et de l’expulsion comme outil politique.

Recomposition politique à la lumière des avertissements d’une nouvelle crise.

Le désordre momentané inhérent à la phase actuelle de recomposition politique de crise génère des situations parfois difficiles à prévoir et semble donner à la sphère politique une marge d’autonomie supplémentaire par rapport à la sphère économique. Néanmoins, il faut rappeler que les grandes lignes sur lesquelles s’inscrivent ces recompositions politiques sont la conséquence d’années d’application d’une politique néolibérale qui a permis de socialiser les pertes et les dettes privées de la crise de 2008. D’autre part, nous nous trouvons dans une situation où les causes qui ont justement conduit à la crise en 2007-2008 n’ont pas été corrigées. À cela il faut ajouter que dans le cadre de l’économie « réelle » les taux de croissance sont encore très faibles, comme l’explique Éric Toussaint, avec une croissance des secteurs productifs tombant à 1 %, que des pays comme l’Allemagne, le Japon ou les États-Unis sont en stagnation, et l’Italie est en récession. (...)

Loin de modifier leurs politiques d’investissement, les acteurs financiers continuent de spéculer sur les titres de créance comme ils l’ont fait dans les moments qui ont précédé la dernière crise. (...)

Le maintien de la stabilité économique et financière est une condition importante pour pouvoir gérer le moment actuel de recomposition sans que le pôle des partis qui incarnent « l’extrême centre » continue à se détériorer. C’est pourquoi les débats autour de la politique des taux d’intérêt proches de 0 % ont une composante hautement politique. Les acteurs de l’actuel bloc de gouvernance de l’UE sont conscients qu’à partir du moment où cette politique (qui cache pour l’instant les contradictions des économies européennes) cessera et où le marché subira un choc avec le réel, de nouvelles tensions sociales émergeront, mettant l’UE et l’hégémonie de ceux qui la gouvernent dans de graves difficultés. Le problème auquel nous sommes confrontés, c’est que les premières forces à vouloir contester cette hégémonie le feront en défendant des politiques ultra-réactionnaires.

Le scénario qui nous est présenté par ces élections européennes est sans doute inquiétant et les forces progressistes doivent en prendre bonne note pour construire des alternatives susceptibles de contester l’hégémonie du projet de l’Europe néolibérale tout en mettant fin aux possibilités d’accès au pouvoir de l’extrême droite. À cette fin, il est essentiel de faire le point sur les expériences qui se sont développées au cours des dernières années. En particulier, nous devons garder à l’esprit le bilan de l’expérience grecque en 2015. La capitulation du gouvernement Tsipras montre les limites d’une stratégie de transformation centrée uniquement sur les institutions. En outre, il est nécessaire de promouvoir des mesures qui peuvent être mises en œuvre immédiatement par de potentiels gouvernements populaires, mais qui aient en même temps une dimension antagoniste par rapport aux politiques de l’UE actuelle. C’est dans ce sens que le CADTM a élaboré avec d’autres organisations sociales, des militant.e.s et des chercheurs et chercheuses le manifeste ReCommonsEurope, qui rassemble un travail de réflexion sur les mesures nécessaires pour faire face aux politique néolibérales et éviter la répétition d’une situation comme en Grèce.

Le deuxième élément clé dans la construction d’une opposition à l’UE actuelle et à la croissance de l’extrême droite se trouve à l’extérieur des institutions, dans la « politique profane ». Les mouvements sociaux, avec le mouvement féministe et le mouvement climatique en tête, jouent un rôle clé pour nourrir les analyses de la situation actuelle, ainsi que les réponses aux défis auxquels nous sommes confrontés. Ce sont des mouvements qui non seulement soulèvent des critiques radicales sur le fonctionnement du système et qui renouvellent les espaces militants et de mobilisation, mais qui permettent aussi des réflexions et des expériences ouvertement internationalistes. Ces voies devront nécessairement être empruntées pour réaliser les transformations fondamentales dont nos sociétés ont besoin, ainsi que pour chercher à construire une autre Europe fondée sur la défense des droits, la démocratie, la répartition des richesses et la préservation de la nature.