
Plongé dans les profondeurs de la Méditerranée, un télescope doit observer des neutrinos, particules venues de l’espace encore très mystérieuses. Pour les scientifiques, cette expérience pourrait notamment aider à répondre à une question abyssale : pourquoi l’antimatière, présente aux tout premiers instants de l’Univers, a-t-elle disparu ?
(...) Scruter l’espace… depuis les profondeurs de la mer, il fallait y penser. D’apparence saugrenue et quelque peu contradictoire, tant les deux milieux sont radicalement différents, cette idée a progressivement germé dans l’esprit de plusieurs chercheurs du CNRS, de l’université d’Aix-Marseille et de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer). Elle s’est récemment concrétisée dans la conception et l’installation d’un labo « unique au monde » : le Laboratoire sous-marin Provence Méditerranée (LSPM), immergé à 2 450 mètres de profondeur au large de Toulon (Var), dans le golfe du Lion.
Inauguré en grande pompe le 24 février dernier, ce site scientifique sous-marin d’un genre un peu particulier poursuit en réalité deux objectifs : l’étude du milieu marin profond, les abysses ; et l’étude des neutrinos, des particules élémentaires venues tout droit de l’espace. Deux « mondes » dont on ignore encore (presque) tout. (...)
Observatoire destiné à collecter des informations inédites sur la mer et le ciel pendant au moins cinq ans, le LSPM abrite plusieurs types d’instruments : des capteurs océanographiques, une biocaméra ultrasensible, un sismomètre, un spectromètre gamma et un robot sur chenilles baptisé « BathyBot », développé par l’Institut méditerranéen d’océanologie. « Il s’agit du premier robot de ce genre à être mis en place de façon permanente à plus de 2 000 mètres de profondeur en Europe. Et au vu des conditions dans lesquelles nous le télépilotons, c’est un peu comme si on était sur Mars avec une astromobile télé-opérée. Il y a vraiment des points communs avec la recherche spatiale », avance Christian Tamburini.
L’une des missions de BathyBot est de documenter en continu la colonisation, par des organismes bioluminescents notamment, d’un récif artificiel en béton « bio-inspiré », spécialement conçu pour les besoins du laboratoire sous-marin et volontairement immergé – c’est une première – dans les profondeurs abyssales. (...)
60 milliards de neutrinos par seconde et par centimètre carré de Terre (...)
« Les neutrinos sont des particules fondamentales de la matière, au même titre que les électrons, les protons et les neutrons [avec lesquels il ne faut pas les confondre – ndlr], parmi les plus abondantes dans l’Univers. Il en arrive sur chaque centimètre carré de la Terre, de jour comme de nuit, 60 milliards par seconde ! », explique Paschal Coyle, physicien, directeur de recherche au CPPM, laboratoire rattaché à l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules du CNRS, et directeur du LSPM.
Pour autant, détecter les neutrinos reste un défi : « Du fait de leur taille infiniment petite, inférieure à l’atome, de leur masse extrêmement faible et de leur charge électrique nulle, ils sont très difficiles à détecter. C’est pourquoi, pour avoir la chance de les observer, nous avons besoin d’un très grand détecteur, particulièrement élaboré. Et l’un des seuls endroits au monde où nous pouvons véritablement le déployer, c’est au fond de la mer, là où l’espace disponible est immense et l’eau transparente. » (...)
« Sans l’effet Tcherenkov, très utile aux physiciens des particules, il serait impossible d’observer les neutrinos, précise le chercheur. Comme ces derniers sont électriquement neutres, quasiment invisibles et qu’ils interagissent très peu avec la matière, nous ne pouvons les voir que de façon indirecte : c’est au contact des molécules d’eau qu’ils produisent des particules chargées. Celles-ci, se déplaçant plus vite que la lumière dans l’eau, génèrent alors une trace lumineuse derrière elles. » C’est cette trace que captent les tubes photomultiplicateurs, les yeux de KM3NeT, pour la convertir ensuite en signal électrique mesurable et exploitable scientifiquement. (...)
Voyage au centre de la Terre
Comme ils interagissent faiblement avec la matière ordinaire, les neutrinos sont de véritables particules « passe-muraille », capables de traverser la Terre de part en part sans jamais heurter un seul noyau d’atome, et donc sans être déviés d’un iota dans leur course folle depuis leur source solaire ou stellaire. Résultat ? Leur étude s’avère riche d’enseignements très précieux à la fois sur leurs propriétés physiques fondamentales (ou quantiques) mais aussi sur la composition du Soleil, l’origine et l’évolution de l’Univers (les neutrinos sont nés il y a 13,7 milliards d’années, une seconde après le Big Bang), la structure interne de la Terre, ou encore sur le fonctionnement... des réacteurs de nos bonnes vieilles centrales nucléaires !
D’origine cosmique – on les qualifie alors de « cosmologiques » –, les neutrinos deviennent des neutrinos « atmosphériques » après avoir traversé l’atmosphère terrestre. Ce sont ces derniers que les physiciens du LSPM étudient dans les profondeurs de la Méditerranée. (...)
davantage que les neutrinos atmosphériques descendants (qui viennent directement de l’atmosphère), les neutrinos atmosphériques ascendants (qui ont traversé les entrailles de la Terre) ont subi des transformations quantiques qui intéressent particulièrement les scientifiques du LSPM, parmi lesquelles les fameuses oscillations. (...)
Quelles sont les perspectives scientifiques avec KM3NeT, quand celui-ci sera pleinement opérationnel en 2027 ? Les scientifiques pointeront alors leur regard au loin, au-delà des seuls neutrinos atmosphériques, pour observer en particulier les explosions cosmiques. Leur objectif, en collaboration avec leurs collègues internationaux : mettre à disposition, en quelques instants seulement, tous les télescopes du monde pour étudier des événements astronomiques rares, comme la prochaine supernova galactique, qui émettra des quantités phénoménales de neutrinos et sera ainsi visible pendant plusieurs semaines depuis la Terre.