
Il s’appelle David Bimler. Mais il est aussi connu sous son pseudonyme de détective. Clyde. Smut Clyde. Chercheur en psychologie retraité de l’Université Massey, en Nouvelle-Zélande, il est aujourd’hui passé maître dans l’art de repérer les fraudes scientifiques.
Récemment, des articles publiés dans certaines revues de chimie ont attiré son attention. Leur sujet : les réseaux métallo-organiques (MOF), des composés chimiques notamment utilisés pour le stockage de gaz. Selon ces recherches, les MOF permettraient de réduire des inflammations et de tuer des cellules cancéreuses.
Il y avait anguille sous roche.
Les images et tournures de phrases se ressemblaient étrangement d’un article à l’autre. Et les références citées n’avaient souvent aucun lien avec le contenu des textes.
« Certains de ces articles avaient déjà été identifiés comme suspects par des chercheurs. J’ai donc commencé à fouiller pour trouver d’autres publications douteuses sur le sujet. Et tout a déboulé. » (...)
Dans une étude en prépublication, David Bimler fait la liste de plus de 800 articles sur les MOF qui proviendraient vraisemblablement tous de la même entreprise spécialisée en falsification scientifique. On donne à ces entreprises le surnom d’usines à articles, ou paper mills. Elles vendent leurs articles, généralement truffés de résultats d’expériences inventées de toutes pièces, à des chercheurs en quête désespérée de publications scientifiques à leur nom. (...)
Le phénomène est de plus en plus répandu. « Le nombre total d’articles publiés provenant de ces usines est difficile à estimer, mais je dirais qu’il en reste au moins 100 000 à débusquer dans la littérature scientifique », évalue Jennifer Byrne, professeure d’oncologie moléculaire à l’Université de Sydney, en Australie, et également détective de science frauduleuse.
« C’est plus difficile pour ces entreprises de faire publier leurs articles dans des revues prestigieuses, ajoute la professeure. Mais il est à peu près sûr que certaines réussissent à le faire. »
Publier à tout prix
Les usines à articles ciblent les milieux où les chercheurs subissent une forte pression pour publier. Dans le secteur médical, tout particulièrement en Chine, ces entreprises pullulent. (...)
D’autres régions comme la Russie, le Moyen-Orient et l’Europe de l’Est représentent des terrains fertiles pour ces entreprises, qui sollicitent les chercheurs sur les réseaux sociaux ou directement par courriel.
« Beaucoup de personnes font une tonne d’argent avec ça, et ça me dégoûte. On parle ici entre autres de recherches sur le cancer. Elles devraient servir à développer de meilleurs traitements pour les patients, et non à s’enrichir. » (...)
Sur le site internet de l’entreprise établie en Russie, une liste d’articles prêts à être publiés est mise en vente. Pour chaque article, le site fournit une description sommaire et indique le prix qu’il en coûte pour figurer à titre de premier auteur, deuxième auteur, etc.
La Presse a tenté de joindre International Publisher LLC par courriel pour obtenir ses commentaires. L’entreprise n’a pas répondu. (...)
« Les articles provenant de ces usines sont souvent écrits de manière à être très plausibles, remarque Jennifer Byrne. Et le système de révision par les pairs n’est pas parfait. Il n’est pas fait pour détecter ce genre de fraude de masse. »
Pour trouver les articles qui sont passés entre les mailles du filet, David Bimler et Jennifer Byrne collaborent notamment avec Elisabeth Bik, microbiologiste californienne devenue spécialiste de l’intégrité scientifique.
À l’aide d’un logiciel, la chercheuse repère les images qui se répètent d’une publication scientifique à l’autre, l’une des marques de commerce des usines à articles. Différents signes lui servent aussi d’indicateurs de recherches suspectes (...)
Elisabeth Bik craint toutefois que ces indices de fraudes ne finissent par devenir trop difficiles à déceler.
« Les usines à articles peuvent avoir recours à l’intelligence artificielle, qui donne des résultats de plus en plus convaincants. Elles peuvent entre autres générer des images très réalistes d’expériences scientifiques. » (...)
Selon la chercheuse américaine, les éditeurs de revues devront être plus conscientisés face à cette industrie qui mine la crédibilité des véritables recherches. Elisabeth Bik souhaiterait également des mesures strictes dans des pays comme la Chine et la Russie pour empêcher ces entreprises de faire de la publicité en ligne. (...)
Au-delà de ces solutions, une grande réflexion est nécessaire sur les conditions qui ont permis à un tel phénomène d’émerger, insiste Vincent Larivière, de l’Université de Montréal. « Les gouvernements qui ont des politiques purement quantitatives sur la publication scientifique doivent réaliser qu’il y a davantage d’effets pervers que positifs, conclut-il. C’est là-dessus qu’il faut jouer. Il faut arrêter de pousser les chercheurs à publier, même quand ils n’ont rien à dire. » (...)