
En introduction, Johann Chapoutot évoque Primo Levi, le warum, Auschwitz, les crimes nazis ouvrant « une béance de sens qui ne s’est jamais refermée », le déchainement de violences, des millions de victimes.
Mais qu’en est-il des bourreaux ?, de ceux qui ont « cette manière de considérer autrui comme tout autre chose qu’un être humain, moins encore qu’un animal et à peine un objet ».
(...) il convient de ne pas oublier la convergence de nombre de situations « colonialisme, esclavagisme, racisme, antisémitisme, mépris académique, exploitation économique » (j’ajoute le système de domination de genre).
Primo Levi happé dans la catastrophe, n’en oublie pas cependant de penser, « accorder à autrui le crédit de l’humanité, d’une appartenance à l’espèce humaine et d’une « intériorité » ». (...)
La folie ne saurait être une explication, l’obéissance suivit de règles de chaines hiérarchiques, les crimes furent normés, il ne s’agit pas seulement d’une liste de crimes mais bien des traductions d’« un récit et un corpus normatif ». L’auteur insiste « le nazisme se voulut une révolution culturelle », une construction visant « à faire accepter aux acteurs de ces crimes que leurs actes étaient légitimes et justes ».
Avertissement apocalyptiques biologie raciale, « histoire » construite de la « race » depuis la Grèce antique, corpus d’impératifs, conception hiérarchique du monde, fantasmes d’« une perdition, d’une aliénation biologique et culturelle », refonte de la norme juridique « au moyen de catégories qui permettent l’action, la domination, l’extermination ». Il ne faut cependant pas se tromper, les idées du nazisme « étaient déjà là, dans la société, allemande comme, plus largement, dans les sociétés occidentales ». Ce qui bien propre aux nazis fut « leur mise en cohérence et leur mise en application, rapide, brutale, sans concession, dès 1933 en Allemagne, à partir de 1939 en Europe ». (...)
… mais, il ne faut pas l’oublier, certain·es résistèrent, ne consentirent pas, n’adhérent pas et ne devinrent pas nazis. Pot-pourri et radicalisation « ultime », de certaines tendances propres à la culture occidentale « que l’on voyait à l’oeuvre dans le capitalisme si inhumain de la révolution industrielle, dans la mise en coupe réglée des territoires coloniaux, ou dans les massacres industriels de la Grande Guerre ».
L’auteur explique comment ces idées furent considérées comme des « réponses nécessaires aux questions, aux problèmes et aux maux du temps ». Il insiste sur la nécessité d’étudier cette « vision du monde » des nazis qui se voulait « révolution culturelle » (mutation de l’entendement, de la culture et de la norme), de faire du nazisme un « objet d’histoire » et « comprendre pourquoi et comment des hommes ont pu voir d’autres hommes à travers le vitre d’un « aquarium » ». (...)
Histoire, contexte. Les êtres humains agissent dans l’histoire, dans des « contraintes » de rapports sociaux et de leur imbrication, dont la construction historique reste difficile à appréhender, mais il s’agit toujours de constructions humaines. Ce qui nous semble extraordinaire ne l’est qu’en regard de nos idées, de notre aveuglement, de la force inattendue des éléments déployés, des violences quotidiennes et historiques le plus souvent niées – et lorsque des violences extrêmes sont déchainées par des groupes sociaux nous avons bien des difficultés à les relier au continuum de violence dans nos sociétés profondément inégalitaires.
L’histoire est le plus souvent écrite par les vainqueurs, sur des bases mêlant idéologie et éléments « scientifiques ». Il n’y a pas de neutralité, tout au plus des balises dont la validité n’est que provisoire. L’histoire reste souvent celle des dominants, des institutions, des gouvernants, du temps présent et de ses projections dans le passé, sans oublier les rêves et les idéaux qui président aux regards. (...)
L’histoire des populations ne peut-être rendu par des terminologies trans-historiques encore moins par des réductions biologiques. Les regroupements/nominations de populations ponctuels ou plus pérennes ne sont pas inscrits dans une ligne préalable du temps. Regarder aujourd’hui vers le passé ne dit rien des bifurcations et des autres possibles. Les fils du sang, de la race, du territoire sont des mensonges, certes socialement bien acceptés, un fantasme de délimitations hiérarchisantes avec d’autres humains (pour les nazis, certaines populations seront expulsées de l’espèce humaine). Il convient donc de reconstituer des contingences et leurs effets.
Le développement des connaissances, de la « culture » ne prémunie en rien contre les montages idéologiques meurtriers. Il faut souligner la place des médecins, des juristes, des universitaires, des intellectuels (compte tenu de la domination des hommes dans l’univers nazi, j’utilise les termes au masculin), des « élites » dans la construction de la contre-révolution, dans les ordres et leurs exécutions (ou plus généralement dans la naturalisation des ordres établis). Le racisme et le sexisme, la « bêtise » ou l’intention criminelle sont en premier lieu des constructions par ceux qui dominent et croient légitime de dominer les sociétés.
Et ce qui me frappe le plus, en revenant sur les crimes contre l’humanité, les génocides, les dictatures et les exterminations, c’est l’utilisation d’un corpus d’idées communes, de banalités, de mécaniques et de rouages « scientifiques » pour assoir et valider des choix politiques meurtriers.(...)
Je ne partage l’optimisme de l’auteur dans son dernier paragraphe, l’eschatologie biologique peut refaire surface (elle frémit déjà dans certaines extrapolations autour de l’ADN ou des neurosciences), l’eschatologie culturelle est bien présente (voir la place accordée au fantasme de « grand remplacement » ou à la hiérarchie des cultures).
Ce livre précieux nous invite à examiner des idées et des choix humains jusque dans l’extrême. Il pourrait nous aider aussi à saisir ce qui dans notre environnement socio-politique peut favoriser la sédimentation d’éléments aujourd’hui épars pour une nouvelle « révolution culturelle » contre-révolutionnaire. (...)