
« Un marché de la faim » : l’aide alimentaire est devenue une véritable filière économique permettant d’écouler la surproduction de l’agro-industrie. Un business très lucratif pour la grande distribution.
« Avant, le don était authentique : on ne voulait pas jeter, donc on venait nous voir. Quand je fais la ramasse aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est une simple affaire d’argent. » Bénévole depuis quinze ans pour une des principales associations caritatives du pays [1], Jean ], artisan à la retraite, fait partie des quelque 200 000 volontaires qui, chaque jour, se démènent pour collecter de la nourriture et la redistribuer aux plus démunis. Et qui ont constaté certaines dérives.
« L’aide alimentaire est devenue un véritable débouché économique pour tout ce que la filière agro-industrielle produit en trop », explique Bénédicte Bonzi, docteure en anthropologie sociale et autrice d’une thèse sur le sujet. Née d’une approche philanthropique, l’aide alimentaire s’est petit à petit institutionnalisée, jusqu’à s’intégrer au système alimentaire global. Pour la chercheuse, il s’agit désormais d’un « marché de la faim », dont les bénévoles des associations sont devenus les petites mains. Et le marché est grand : en 2020, 5 à 7 millions de personnes ont eu besoin d’y recourir. En 2010, ils étaient 3,5 millions [2]. « On est passé de 80 repas distribués par jour il y a quinze ans, à 500 à 700 repas », précise Jean. (...)
Pour les bénévoles, le quotidien ressemble plus à un véritable métier qu’à du volontarisme. « Le système est de plus en plus lourd à gérer, la situation exige qu’on en fasse toujours plus, comme si nous étions des professionnels, regrette Jean. Délivrer des repas, au départ, c’est simplement une porte d’entrée pour aller vers les gens, les écouter et les aider. »
Du troc à la marchandisation
L’évolution du Programme européen d’aide aux plus démunis (PEAD) illustre bien ce processus. Fondé en 1987 par Jacques Delors — alors président de la Commission européenne — et Coluche, ce système de troc permettait aux États membres de récupérer les stocks de matières premières agricoles invendus de la Politique agricole commune (PAC), en échange de denrées alimentaires ensuite redistribuées aux associations caritatives.
Aujourd’hui, le programme a été remplacé par le Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD) et constitue un des piliers de la politique sociale européenne. Le troc a été abandonné pour un échange marchand des plus classiques. Grâce à ce fonds, les États membres, comme la France via FranceAgriMer [3], lancent des appels d’offres sur le marché européen pour se fournir, à bas coût, en nourriture et la redistribuer aux associations.
Seulement, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) indiquait en 2019 que la « pression à la baisse sur les prix » se faisait au détriment des exigences qualitatives « réduites au minimum » et de la qualité gustative « souvent considérée comme problématique ». En 2019, le scandale des faux steaks hachés achetés via ce canal et redistribués aux associations d’aide alimentaire est venu rappeler les fâcheuses conséquences que pouvait avoir une telle politique de réduction des coûts. (...)
En quelques années, les dons aux associations caritatives se sont grandement massifiés, et ce malgré l’augmentation de la mise en rayon de produits à « date courte ». En trois ans, la Fédération française des banques alimentaires (FFBA) et les Restos du cœur ont chacun constaté une augmentation de près de 20 % de la « ramasse » [5].
« Ce qu’on met dans le camion n’est plus mangeable »
Sur le terrain, le nouveau système laisse toutefois un goût amer. Outre l’intérêt économique induit par la défiscalisation, les grandes surfaces s’épargnent désormais le coût de la logistique et de la destruction des invendus. Et hors des considérations éthiques, le nouveau système a pu s’avérer contreproductif sur certains plans pour les associations. « Il est fréquent qu’il y ait de la magouille. Certaines grandes surfaces jouent le jeu, mais d’autres nous font parfois signer des reçus fiscaux où ce qui est écrit ne correspond pas à ce qui est donné. Et, bien souvent, une partie de ce qu’on met dans le camion n’est plus mangeable », décrit le bénévole à la retraite.
« Le système de conventionnement met les associations en concurrence. Les grandes surfaces ont l’ascendant et peuvent se permettre de dire “Si vous ne prenez pas tout, pas la peine de repasser la semaine prochaine, on trouvera quelqu’un d’autre” » (...)
Les dérives engendrées par la loi qui porte son nom, Guillaume Garot (Parti socialiste) ne cherche pas à les cacher. Au contraire. « Je mets en cause le comportement de certaines grandes surfaces qui ont eu tendance à considérer les associations comme des centres de tri, en allant parfois jusqu’à arrêter de donner une fois le plafond de défiscalisation atteint », assène-t-il. Si le député appelle l’État à instaurer urgemment des contrôles, notamment sur la qualité des dons, pour lui, lier lutte contre le gaspillage et lutte contre la précarité alimentaire reste le bon choix.
Les associations caritatives, elles, sont divisées sur cette question. Pour les plus importantes d’entre elles, comme la FFBA, cette « extension de la lutte contre le gaspillage alimentaire est bienvenue, elle relève du bon sens ». Ces dernières années, la part des produits issus de la lutte « anti-gaspi » dans les colis distribués par les banques alimentaires n’a cessé d’augmenter pour représenter les deux tiers de la nourriture.
« Ces deux luttes doivent être dissociées pour être efficaces l’une et l’autre, estime au contraire Marie Drique, chargée de projet au Secours catholique. Le système actuel renvoie l’idée que les pauvres doivent se contenter de ce qui reste. Pour nous, la lutte contre le gaspillage est nécessaire, mais doit se faire à d’autres niveaux, au moment de la production par exemple. » (...)
Les dérives engendrées par la loi qui porte son nom, Guillaume Garot (Parti socialiste) ne cherche pas à les cacher. Au contraire. « Je mets en cause le comportement de certaines grandes surfaces qui ont eu tendance à considérer les associations comme des centres de tri, en allant parfois jusqu’à arrêter de donner une fois le plafond de défiscalisation atteint », assène-t-il. Si le député appelle l’État à instaurer urgemment des contrôles, notamment sur la qualité des dons, pour lui, lier lutte contre le gaspillage et lutte contre la précarité alimentaire reste le bon choix.
Les associations caritatives, elles, sont divisées sur cette question. Pour les plus importantes d’entre elles, comme la FFBA, cette « extension de la lutte contre le gaspillage alimentaire est bienvenue, elle relève du bon sens ». Ces dernières années, la part des produits issus de la lutte « anti-gaspi » dans les colis distribués par les banques alimentaires n’a cessé d’augmenter pour représenter les deux tiers de la nourriture.
« Ces deux luttes doivent être dissociées pour être efficaces l’une et l’autre, estime au contraire Marie Drique, chargée de projet au Secours catholique. Le système actuel renvoie l’idée que les pauvres doivent se contenter de ce qui reste. Pour nous, la lutte contre le gaspillage est nécessaire, mais doit se faire à d’autres niveaux, au moment de la production par exemple. »