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Le monde
Un lycée qui s’engage pour les sans-papiers : le reportage de Marie Desplechin
Article mis en ligne le 11 juillet 2015
dernière modification le 9 juillet 2015

L’année qui s’achève aura été rude. Au lycée Hector-Guimard, dans le XIXe arrondissement de Paris, on a créé un collectif, menacé d’occuper un gymnase, été manifester devant l’Hôtel de Ville, tendu des banderoles. On a organisé des parrainages à la mairie d’arrondissement et des petits déjeuners au lycée, prolongé l’ouverture des salles d’études, posé des matelas au sol de l’internat, distribué des trousses de toilette. On a connu la bonne intelligence du rectorat, la mauvaise volonté de la préfecture et l’attentisme de la Ville. On a convoqué la presse, constitué des dossiers, mobilisé des avocats.

(...) Hector-Guimard accueille 600 élèves. Spécialisé dans les métiers du bâtiment, c’est le plus grand lycée professionnel de Paris. C’est aussi l’établissement qui compte le plus grand nombre d’élèves sans papiers. Soixante-dix cette année, trente-cinq mineurs et trente-cinq majeurs ou soupçonnés de l’être.

La politique d’accueil de Guimard n’est pas nouvelle. Le lycée forme à des métiers qui ne séduisent pas follement les enfants des Parisiens, plombier, maçon, peintre. « Il nous reste pas mal de places vacantes, explique son proviseur, Benoît Boiteux. On a une grosse capacité d’accueil en CAP. » Ça, c’est pour l’offre. Pour la demande : « Les gamins qui nous arrivent viennent de pays ultrapauvres. S’ils ne savent pas très bien ce que fait un spécialiste en automation, ils ont une idée claire du travail de plombier ou de maçon. Ils demandent donc des formations dans le bâtiment. » Pour le proviseur, la nation n’a pas grand-chose à perdre à former des travailleurs qualifiés dans des secteurs où elle en manque et que gangrène l’exploitation du travail non déclaré. Et puis, ajoute-t-il, « ils ont entendu parler de nous : ici, on ne les rejette pas, on ne les considère pas comme des intrus. Quand ils arrivent au rectorat, ils demandent Guimard ». Qui les accueille « chaleureusement ». Et ce petit mot de « chaleur » dissone joyeusement dans le lexique ordinaire de l’invasion, du remplacement, des hordes, du camp, du mur. (...)

Difficile de ne pas voir la misère quand elle est dans la salle de classe. L’élève qui s’endort après avoir passé la nuit dans un square, celui qui s’évanouit faute d’avoir mangé. Le sac de sport fatigué qu’il traîne avec lui et où il a entassé tout ce qu’il possède. « C’est dur d’avoir un élève qui dort dehors », dit Gaëlle Dubois, conseillère principale d’éducation. Le plus souvent, honte ou crainte, il n’a informé personne de sa situation. Mais arrive forcément le jour où il ne peut plus se cacher. « Ce jour-là, on est mal. » Benoît Boiteux hausse les épaules : « Demander qu’un gamin à l’école soit hébergé et nourri, c’est quand même pas le drapeau rouge et la révolution ! Dire qu’on en est là dans la République des droits… » (...)

Ce qui pouvait n’être qu’une idée, voire un fantasme, devient un visage, et un visage souffrant, suscitant une « imposition soudaine de revendication, c’est-à-dire la rencontre impromptue avec un problème qu’il est impossible d’esquiver et qu’il faut résoudre dans l’urgence », écrit Mathieu. Le slogan de RESF, « Les chiffres ont un visage », résume cette reconnaissance et l’impératif de l’engagement qui l’accompagne. (...)

Le système éducatif est le lieu privilégié de la « rencontre inattendue ». Les enseignants y sont confrontés au premier chef, pour une question de proximité mais aussi parce que ces jeunes gens précarisés sont aussi souvent de bons éléments. C’est dans un lycée professionnel d’Ile-de-France, déjà, que RESF est né, en 2004. Révoltés que les lycéens mineurs se retrouvent du jour au lendemain en situation irrégulière, des enseignants s’étaient mobilisés. (...)

. On retrouve dans ses rangs des militants qui ont connu d’autres formes d’engagement et dont le projet n’est certainement ni caritatif ni « humanitaire ». Des gens pour qui le problème n’est pas celui que posent dix lycéens laissés à la rue dans l’une des capitales les plus riches du monde, ni trente-cinq qui seraient majeurs sur la foi de soupçons. Si problème il y a, ils le voient plutôt du côté de ceux qui leur refusent toute possibilité de se fondre dans le tissu national. Autrement dit, qui fabrique le problème ? Les lycéens, ou les pouvoirs publics ?

C’est une question similaire que pose Eric Fassin dans le livre collectif intitulé Roms & riverains. Une politique municipale de la race (La Fabrique, 2014). Il y démontre, enquêtes à l’appui, comment l’impossibilité de vivre décemment qui leur est imposée permet de constituer les Roms en « question », que seule une politique de répression et d’exclusion permet ensuite de « résoudre ». Quand on lui demande de comparer le sort qui leur est fait à celui des lycéens sans papiers, il dit : « On produit systématiquement ce qu’ensuite on déplore. » La fabrication de l’autre comme problème se fonde sur un discours qui précède et justifie son exclusion. Dans cette rhétorique revient l’« exaspération des riverains », ces « vraies gens » du terrain que tout oppose aux « bobos », dont la bonne conscience reposerait sur l’éloignement et l’ignorance. Or, ce que montre le livre, c’est une solidarité de proximité.
Plus on est proche, plus on est solidaire (...)

Le collectif Actions Guimard a réussi cet hiver à faire pression sur la préfecture et la Ville, et huit des dix lycéens qui étaient à la rue ont été mis à l’abri (c’est pour les deux autres qu’on a posé des matelas par terre à l’internat). Les mobilisations ont réussi à sortir les lycéens arrêtés du centre de rétention. La constance et la réactivité du réseau, associées au maillage de sympathies de voisinage, ont tenu bon contre la mauvaise volonté (la prétendue « impuissance ») de l’administration et des structures de gouvernement. Mais les victoires sont modestes, fragiles et menacées. « Mon souci, s’inquiète Gaëlle Dubois, c’est la rentrée prochaine. » Les mutations et les départs en retraite vont réduire le nombre des enseignants impliqués. Benoît Boiteux, dont le pragmatisme, l’entregent et l’assurance paternelle ont beaucoup fait pour protéger ses équipes, est à un an de la retraite. (...)