Le nitrate d’ammonium, ou ammonitrate, est l’engrais le plus utilisé de France. Il a plusieurs fois provoqué des explosions meurtrières, comme à l’usine AZF de Toulouse, en 2001. Un inspecteur d’assurance industrielle révèle que les conditions de stockage de ce produit chimique dans une coopérative alsacienne sont très inquiétantes. Enquête.
Cette coopérative, essentielle à l’agriculture de la région, se retrouve aujourd’hui au cœur d’un sévère bras de fer entre un inspecteur des risques industriels de la société d’assurance mutuelle Groupama Grand Est et les autorités compétentes. L’enjeu ? Le nitrate d’ammonium, aussi nommé ammonitrate (NH4NO3). Peu coûteux à produire et efficace, cet engrais a les faveurs des agriculteurs français. Fabriqué à partir d’ammoniac, il se présente sous la forme d’une poudre blanche ou de granulés. Sans danger tant qu’il est pur et non chauffé, il peut se décomposer à partir de 210 °C, et détonner dans un espace confiné. En cas de contamination par des impuretés, la chaleur nécessaire à l’explosion diminue. Il serait pourtant « géré comme du sable » par les coopératives, décrit l’inspecteur, en contradiction totale avec l’enseignement des nombreuses catastrophes qu’il a déjà provoquées (lire l’historique plus bas).
L’inspecteur de Groupama Grand Est — dont nous ne révélerons pas le nom à sa demande [1] — connaît bien la CAC d’Ottmarsheim. Sa mission était d’inspecter les coopératives agricoles de la région lors de « visites prévention » — des inspections régulières pour vérifier si les mesures liées au contrat d’assurance souscrit auprès de Groupama Grand Est par les sites agricoles ont bien été mises en place — et proposer le cas échéant des actions d’améliorations concernant les risques. (...)
pas moins de dix non-conformités aux arrêtés préfectoraux et ministériels, qu’il documente en les photographiant. Il les énumérera dans un courriel envoyé à la Dreal (la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) le 31 janvier 2018. Elles sont graves : « Absence de deux lances à incendies », « mise hors service volontaire de la détection incendie par l’exploitant », « absence d’évacuation des fumées », « stockage de l’engrais entraînant un très fort confinement par 4 murs en béton armé, une toiture en partie en béton armé et l’absence de système de désenfumage », « absence d’affichage », « absence d’une clôture d’une hauteur minimale de 2 mètres interdisant l’accès à l’établissement », « engin de manutention (chouleur) garé à moins de 5 mètres des dépôts d’ammonitrate », mais également « absence de toute formation incendie récente ou d’exercice », absence de « zonage ATEX [zone à risque d’explosion] » et de « document relatif à la protection contre le risque d’explosion relatif au stockage d’engrais ». Soit des conditions dans lesquelles la probabilité d’un incendie et d’une détonation de l’ammonitrate augmente exponentiellement.
Face à ces non-conformités, quoi de plus normal pour l’inspecteur des risques que de mentionner les manquements aux normes de la coopérative d’Ottmarsheim dans le rapport de visite ? Ils sont pourtant absents de la version que son collègue chargé de l’audit lui transmet. Étonné, le lanceur d’alerte questionne ses collègues et supérieurs à ce sujet, et ressent, devant la frilosité de ses interlocuteurs, que « l’ammonitrate est un sujet tabou dans le milieu de l’agriculture ». Il n’a pourtant pas l’impression d’avoir manqué à ses devoirs. C’est dans l’intérêt de son employeur d’évaluer les risques pour assurer efficacement une entreprise. D’autant que manquer à ses responsabilités pourrait se répercuter de façon légale sur les inspecteurs et sur Groupama Grand Est (...)
Mais l’ambiance se durcit à son égard au sein de la mutuelle d’assurance. Plutôt que de subir les foudres de ses supérieurs, pour qui il semble poser des questions embarrassantes, l’inspecteur décide de faire profil bas. L’idée lui vient de jouer la montre en attendant que s’applique le décret sur les lanceurs d’alerte implémenté par la loi Sapin II, soit le 1er janvier 2018. Cette date une fois passée, il alerte le déontologue de Groupama Grand Est, et transmet successivement le dossier à l’Agence française anticorruption, au directeur de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et à la Dreal Grand Est. Il ne reçoit pas de réponse.
Pourtant, la Dreal effectue bien une visite de la coopérative agricole le 9 février 2018, sans toutefois en publier le compte-rendu. Un choix surprenant alors que tous les comptes-rendus de ce genre sont d’ordinaire disponibles en ligne sur le site de l’institution. (...)
Ces non-conformités sont réfutées par la Coopérative agricole de céréales d’Ottmarsheim, jointe par Reporterre le 7 septembre : sa chargée de communication nous affirmait que la CAC est « en conformité et respecte les normes », et trouve « ces allégations choquantes, voire diffamantes ». Recontactée le 17 septembre, elle soutient mordicus que le site d’Ottmarsheim respecte les normes, sans toutefois vouloir commenter les non-conformités qui relèveraient « d’informations confidentielles » — pourtant présentes dans le rapport de la Dreal tout en concédant être « sous le contrôle et la surveillance de la Dreal », « mais comme toute entreprise ». A noter que les services de la Préfecture nous ont indiqué, lundi 17 septembre, que le rapport de la Dreal était consultable à la préfecture - sans nous indiquer dans quel service.
Si les documents dont dispose Reporterre semblent bien prouver que la coopérative d’Ottmarsheim a fait preuve de négligence concernant la sécurité de ses employés et le stockage d’ammonitrate, il est à craindre que ce site ne soit qu’un exemple parmi d’autres. (...)
la détonation au cours d’un accident n’est pas le seul danger que révèle le cas de la CAC d’Ottmarsheim. « Un autre risque est qu’il soit dérobé et utilisé à des fins de terrorisme ou d’actes de malveillance », explique Christian Michot, directeur du secteur industrie de France Nature Environnement. (...)
Les doléances d’un contrôleur trop pointilleux ? L’histoire et la science prouvent que la prudence vis-à-vis de l’ammonitrate est justifiée. « On sait pertinemment qu’une faible quantité de combustible, voire d’autres impuretés, est susceptible de renforcer les propriétés explosives [du nitrate d’ammonium], explique Christian Michot, directeur du secteur industrie de France Nature Environnement, il y a eu de nombreux accidents industriels avec le nitrate d’ammonium. »
Des accidents dont fait partie la tragédie de l’usine AZF à Toulouse, le 21 septembre 2001(...)