
Ancien résistant, homme de lettres et de cinéma, directeur, après Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, de la revue Les Temps Modernes, Claude Lanzmann est mort à l’âge de 92 ans. En 1985, il réalise un film de huit heures, Shoah, auquel il a consacré des années et qui, pour beaucoup, résume son œuvre. Moins connu et plus controversé est son autre film fleuve, Tsahal, consacré à l’armée de l’État hébreu. Au moment de sa sortie, en 1994, le journaliste israélien Amnon Kapeliouk affichait sa déception — « On était en droit d’attendre tout autre chose du mariage d’un aussi habile documentariste avec un sujet aussi brûlant » — et s’interrogeait sur son dessein véritable.
En 1985, le film « Shoah » de Claude Lanzmann vint apporter, par ses témoignages, l’irréfutable preuve du martyre et du génocide des juifs par l’Allemagne nazie. Presque dix ans après, cette œuvre magistrale n’a rien perdu de sa force. A l’auteur de « Shoah », l’armée israélienne a ouvert ses portes afin de lui permettre de réaliser un nouveau film, « Tsahal », qui lui est entièrement consacré. Déception. L’éloge outrancier d’une armée au service de la défense d’Israël mais devenue instrument de conquête et d’oppression oblige au rappel de lourdes vérités passées sous silence.
Ce film est fondé essentiellement sur une interminable série d’entretiens avec des militaires, généraux et soldats israéliens qui racontent leurs expériences et parlent de leurs sentiments. Bruits de chars, de bombes, enregistrements authentiques de conversations radio dans le réseau de communication militaire pendant la guerre d’octobre 1973 tentent de créer une atmosphère de combat, de guerre. Le cinéaste visite, entre autres, une base de l’armée de l’air et assiste à la dernière réunion d’un cours préparatoire pour pilotes. Il se rend dans une unité de chars et discute avec les soldats, donne de brèves images de l’Intifada et, vers la fin du film, laisse le micro à trois intellectuels israéliens qui s’expriment sur le problème des territoires arabes occupés. Les Palestiniens n’ont guère latitude d’expliquer leurs points de vue, rares sont ceux qui apparaissent pendant toute la durée de la projection ; et encore parlent-ils quelques minutes pour disparaître aussitôt.
Les sujets sont traités sans ordre précis. Le film évoque pêle-mêle la peur, l’attitude envers l’ennemi, le matériel de guerre, les principes stratégiques et évoque des anecdotes comme celle, d’ailleurs bien connue, que raconte le chef d’état-major de l’armée, le général Ehoud Barak, qui participa, déguisé en jeune fille, à l’assaut contre les domiciles de trois chefs de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) deux militaires et un civil, le poète Kamal Nasser, porte-parole de l’organisation, tous trois assassinés à Beyrouth en avril 1973.(...)
« Notre armée est pure (…), elle ne tue pas d’enfants. Nous avons une conscience et des valeurs et, à cause de notre morale, il y a peu de victimes [palestiniennes] », etc.
Or la chronique contredit ce discours. Claude Lanzmann, enquêteur compétent s’il en est, et qui sait aller jusqu’au bout des choses, ne pose pas de questions embarrassantes, cette fois, et laisse passer de tels propos sans la moindre contestation. En fait, il s’est fixé un objectif irréaliste, car l’armée israélienne est, comme toutes les autres, un instrument au service du pouvoir. Et lorsqu’une armée doit se transformer en force d’occupation, inévitablement elle viole les droits de l’homme et pratique la répression. Dans ce domaine, il n’est pas d’exception, et aucune armée ne peut fuir ce destin.
Le fait que les parents des soldats israéliens aient été victimes du génocide hitlérien ce que Claude Lanzmann n’oublie pas de rappeler à plusieurs reprises n’apporte aucune circonstance atténuante à la spoliation des droits des Palestiniens.
On était en droit d’attendre tout autre chose du mariage d’un aussi habile documentariste avec un sujet aussi brûlant (...)