Faut-il s’étonner que des enfants d’immigrés parvenus au pouvoir mènent des politiques hostiles aux migrants, voire endossent des politiques nativistes ? Ces trajectoires marquent les dérives d’un « antiracisme libéral » inconséquent, voire malfaisant.
(...) L’adhésion de personnes racisées à des idéologies qui les infériorisent, qu’on y voie du mercenariat, un syndrome de Stockholm ou une dérive personnelle, n’a rien d’inédit. Qu’on pense au personnage incarné par Samuel L. Jackson, Stephen, serviteur noir aussi terrifiant que son maître esclavagiste dans le film Django Unchained de Quentin Tarantino, ou à Eldridge Cleaver, porte-parole des Black Panthers dans les années 1960, devenu reaganien dans les années 1980.
En outre, il n’y aurait, a priori, pas plus de raisons de s’étonner de telles trajectoires que de voir certaines femmes et hommes politiques issus des classes populaires prôner et appliquer, souvent au nom d’une idéologie galvaudée et détournée du « mérite », des mesures sociales et économiques qui desservent leur monde d’origine.
On pourrait même pousser le paradoxe en se réjouissant que le pigment de la peau ou le phénotype ne soient homothétiques d’aucun engagement politique, au point qu’un candidat noir comme Herschel Walker puisse représenter un camp prônant des positions nativistes.
Voire, en poussant davantage le bouchon que le paradoxe, juger que le fait que des représentants des minorités visibles longtemps invisibilisées s’affichent aux premiers rangs de partis conservateurs, eux-mêmes radicalisés depuis l’époque où Colin Powell était secrétaire d’État de George W. Bush, serait un signe indubitable d’« intégration » ou d’« assimilation » aux mondes majoritaires.
Mais on pourrait aussi juger qu’une étape inquiétante a été franchie par rapport au constat, déjà bien établi, que des personnages politiques issus des minorités, à l’instar de Barack Obama, ont davantage creusé les inégalités raciales qu’ils n’ont permis de lutter contre, en pratiquant des politiques sociales et économiques d’inspiration néolibérale qui affectent en priorité les classes populaires et précaires où les non-Blancs sont surreprésentés. (...)
s’il n’est pas inédit que des organisations tenant des discours d’extrême droite réussissent à recruter des individus, y compris parmi les anciennes populations esclavagisées ou colonisées, il l’est davantage que ces recrues en viennent à accéder à des postes importants pour y porter une parole et des mesures hostiles aux groupes ethniques dont elles sont issues. (...)
cette configuration ne relève ni de l’exception, ni de l’outrance trumpiste de type Herschel Walker. En Grande-Bretagne, Priti Patel, ministre de l’intérieur de 2019 à 2022, fille de migrants du Gujarat passés par l’Ouganda, puis Suella Braverman – sa successeure dans les gouvernements menés par Liz Truss puis Rishi Sunak –, issue d’une famille indienne immigrée dans les années 1960 en Grande-Bretagne à partir du Kenya et de l’île Maurice, tiennent des discours haineux vis-à-vis des migrants, proposent de les renvoyer collectivement au Rwanda et s’accommodent de dizaines de morts dans la Manche. (...)
L’écrivain et essayiste Pankaj Mishra, dans une tribune récente du Guardian, disait son effroi d’entendre des personnes comme Priti Patel et Suella Braverman vouloir « réaliser les rêves d’Enoch Powell », ancien ministre du Parti conservateur et auteur du discours dit des « fleuves de sang ».
Ce dernier, en 1968, prônait une « remigration » qui aurait concerné notamment les parents de Priti Patel et Suella Braverman si Powell avait accédé au poste de premier ministre comme il était destiné à l’être... Pankaj Mishra s’étrangle en constatant que la promotion de Rishi Sunak, d’origine indienne et de religion hindoue, au 10 Downing Street permet au Parti conservateur britannique et aux « racistes insolents de se présenter comme les pourvoyeurs de la diversité raciale ». (...)
ces trajectoires peuvent nous interroger depuis un Hexagone où de telles positions n’existent pas (encore ?), sans doute pour la raison principale que les élites politiques françaises sont beaucoup moins diversifiées que celles du monde anglo-saxon. (...)
Cet « antiracisme libéral » et ses effets délétères se situent au cœur du livre du philosophe Florian Gulli, intitulé L’Antiracisme trahi et publié récemment aux PUF. Réfutant l’opposition entre un « antiracisme politique » visant à « l’hégémonie » dans le champ du combat entre le racisme et un « antiracisme moral » dont en réalité « personne ne se réclame », le chercheur juge que « l’antiracisme dominant n’est pas moral mais libéral ». Pour lui, à partir de la fin du XXe siècle, la critique du racisme a été « enrôlée, et reformulée du même coup, par le libéralisme pour donner un tour progressiste à des politiques profondément régressives sur le plan économique ».
Cet antiracisme libéral, sans se soucier le moins du monde des inégalités matérielles, avait une ambition précise et limitée : la diversification des élites économiques et politiques qui ne devaient plus être exclusivement blanches, notamment parce que la discrimination est irrationnelle dans la mesure où elle « revient à se priver d’individus talentueux au prétexte qu’ils ont telle origine ». (...)
ces trajectoires peuvent nous interroger depuis un Hexagone où de telles positions n’existent pas (encore ?), sans doute pour la raison principale que les élites politiques françaises sont beaucoup moins diversifiées que celles du monde anglo-saxon. (...)
L’écrivain et essayiste Pankaj Mishra, dans une tribune récente du Guardian, disait son effroi d’entendre des personnes comme Priti Patel et Suella Braverman vouloir « réaliser les rêves d’Enoch Powell », ancien ministre du Parti conservateur et auteur du discours dit des « fleuves de sang ».
Ce dernier, en 1968, prônait une « remigration » qui aurait concerné notamment les parents de Priti Patel et Suella Braverman si Powell avait accédé au poste de premier ministre comme il était destiné à l’être... Pankaj Mishra s’étrangle en constatant que la promotion de Rishi Sunak, d’origine indienne et de religion hindoue, au 10 Downing Street permet au Parti conservateur britannique et aux « racistes insolents de se présenter comme les pourvoyeurs de la diversité raciale ». (...)
Cet « antiracisme libéral » et ses effets délétères se situent au cœur du livre du philosophe Florian Gulli, intitulé L’Antiracisme trahi et publié récemment aux PUF. Réfutant l’opposition entre un « antiracisme politique » visant à « l’hégémonie » dans le champ du combat entre le racisme et un « antiracisme moral » dont en réalité « personne ne se réclame », le chercheur juge que « l’antiracisme dominant n’est pas moral mais libéral ». Pour lui, à partir de la fin du XXe siècle, la critique du racisme a été « enrôlée, et reformulée du même coup, par le libéralisme pour donner un tour progressiste à des politiques profondément régressives sur le plan économique ». (...)
Gulli juge que « l’opposition Blancs/Non-Blancs renforce les divisions préalablement dessinées par l’idéologie raciste » et s’appuie pour cela sur certaines phrases de Martin Luther King, Angela Davis ou Bobby Seale ayant précocement contesté les thèses de Stokely Carmichael, autre figure éminente du Black Panther Party, qui faisait de la ligne de partage des couleurs la principale scission de la société états-unienne.
Il développe à son appui trois arguments principaux, en plus de contester, après d’autres, l’usage problématique du terme de « privilège blanc ». La race serait une « matière hautement inflammable » et donc inapte pour cela à être recatégorisée en des termes politiques émancipateurs et progressistes. L’antiracisme dit politique centré sur les inégalités raciales demeurerait insuffisamment attentif aux questions sociales. Et l’extension du concept de racisme institutionnel ou systémique définirait « une perspective politique minoritaire », voire un « solo funèbre » en opposant une nation raciste à une minorité raciale. Dans ce cadre, la lutte contre le racisme ne pourrait alors être interprétée que « comme la lutte d’une minorité contre la nation prise comme un tout. Et non, comme chez Martin Luther King notamment, comme la lutte des meilleures traditions nationales contre celles qui les défigurent ». (...)
L’ouvrage de Florian Gulli est davantage convaincant quand il étudie l’autre versant de la trahison de l’antiracisme, celle portée par ce qu’il désigne comme un « antiracisme libéral » qui prétend résoudre le problème du racisme en colorant les élites. Ce dernier se révèle inefficace quand on voit la manière dont les droites extrêmes ont imposé leurs thématiques dans le débat public et comment les droites radicalisées ont de plus en plus souvent fusionné avec les partis conservateurs.
Mais surtout, il s’avère pervers quand il place aux postes de pouvoir des personnes issues des minorités visibles mais ayant épousé l’ensemble des valeurs inégalitaires des groupes auxquels elles adhèrent, parce que les discours de rejet ethnique sont encore plus susceptibles de paraître acceptables lorsqu’ils sont formulés par des personnes elles-mêmes issues des groupes infériorisés.
On se retrouve ainsi dans un étau où, en France, c’est le socle colorblind de la République qui constitue un écueil récurrent à la lutte contre les inégalités raciales, tandis que dans le monde anglo-saxon, souvent cité en contre-exemple, c’est désormais aussi la réalité colorful des élites politiques qui peut apparaître comme un obstacle à la perspective d’égalité raciale. (...)