
Spoiler : non. Ni aux États-Unis, ni en France. Et la disparition progressive de l’enseignement des langues anciennes n’a rien à voir avec eux.
J’ai pris des bonnes résolutions. Par exemple, j’ai décidé de faire mon lit tous les matins (= étendre la couette d’une façon approximative). J’ai également décidé de ne plus cliquer sur les titres ridicules, du type « Face à l’idéologie “woke”, Jean-Michel Blanquer annonce un plan européen pour le latin et le grec ». Donc je n’ai rien lu sur Jean-Michel Blanquer, les cours de grec et le wokisme, jusqu’à ce que je tombe sur cet excellent décryptage d’Elodie Safaris.
À partir de cet article, elle est allée regarder les liens. En réalité, dans l’article, rien ne concerne la France. Pour une raison assez simple à comprendre : en France, personne n’a demandé la fin des cours de grec ou de latin. C’est donc un non-sujet ici. Comme d’habitude, on parle en réalité des États-Unis –ce qui, rappelons-le à Jean-Michel Blanquer, ne correspond pas géographiquement à sa fiche de poste.
L’article cite une enquête du Figaro de juin dernier dans lequel une prof italienne raconte qu’une fois, un élève l’a interrogée sur la misogynie de Platon et une autre fois sur le racisme et le sexisme de Homère. Oh mon Dieu... Mais c’est... terrible.
Cette histoire des wokes contre le latin aura fait à certains toute l’année. Quasiment tous les mois, on a eu nos articles à la titraille bien accrocheuse.
En mars :
La minute antique – Homère et Cicéron bientôt « cancellés » ?
Dernière mode aux États-Unis : taxer les lettres classiques de véhiculer racisme et thèses esclavagistes. C’est mal connaître ces textes, riches d’humanisme.
En avril :
Le grec et le latin, nouvelles cibles des woke
Aux États-Unis, des professeurs veulent « détruire » ces disciplines, car elles diffuseraient le « suprématisme blanc ».
En juin :
Antiracisme, décolonialisme, militantisme « woke »... Retour sur un phénomène mondial
La culture « woke » veut chasser le grec et le latin des universités américaines
Et puis hop, une pincée de l’hurluberlu qui n’est plus à une ânerie près :
« Ils veulent annuler les cours de latin » is the new « elles veulent interdire La Belle au bois dormant ».
Sur quoi repose cette inquiétude ? On retrouve toujours le même élément : l’Université de Princeton. Et plus particulièrement un professeur, spécialiste reconnu de l’Antiquité, Dan-el Padilla Peralta (pour celles et ceux qui lisent l’anglais, le New York Times lui a consacré un très long portrait).
Davantage de discussion, pas de révolution (...)
Comme le précise le NYT, le contenu des cours de Padilla n’est pas fondamentalement différent de ce qui se faisait jusque-là à Princeton. Si innovation il y a, elle tient plutôt à la forme. Il organise ses cours comme des jeux de rôles. Par exemple, pour leur faire prendre conscience de l’inégalité à Rome : « Sur les quatre-vingts étudiants de la conférence, Padilla en avait désigné quatre pour être de jeunes commandants militaires –des prétendants en lice pour le trône– et quatre pour être de riches sénateurs romains ; le reste était partagé entre la garde prétorienne et les légionnaires en maraude dont les épées pouvaient être achetées en échange d’argent, de terres et d’honneurs. [Ce jeu] a été conçu pour aider ses étudiants à “réfléchir le plus largement possible aux nombreuses vies, humaines et non humaines, qui sont touchées par le passage de la république à l’empire”. » Il explique qu’il ne donne le rôle d’esclave à aucun élève parce qu’il ne s’y sent pas prêt.
Quel homme dangereux...
Pour l’instant, il n’a donc pas révolutionné l’enseignement mais, comme le précise le site de l’université : « Là où les sociétés grecques et latines étaient enseignées comme des cultures exemplaires, les étudiants du cursus classique [...] portent maintenant attention à la thématique de l’inclusion. » Il s’agit donc de ne pas être dans le panégyrique complet, mais d’avoir une approche plus nuancée de ces civilisations.
Ce que Padilla a réussi à changer en revanche, ce sont les critères de sélection (et vous allez voir d’où vient l’idée que les facs américaines ont interdit le latin et le grec). On a supprimé l’obligation d’avoir un niveau intermédiaire en grec ou en latin pour intégrer la filière classique. L’idée ici était bien sûr d’ouvrir le département à d’autres élèves, notamment ceux qui n’avaient pas pu suivre ces enseignements au lycée.
Voilà donc la nature de cette offensive woke contre le Gaffiot et le Bailly (ce sont les noms des dictionnaires incontournables des latinistes et des hellénistes).
D’où vient donc l’impopularité croissante des langues anciennes ?
Ceci étant, il est à remarquer que dans la « Déclaration conjointe des ministres européens chargés de l’éducation visant à renforcer la coopération européenne autour du latin et du grec ancien », il n’est pas fait allusion au wokisme ou aux facs américaines. C’est dans l’interview du Point qu’on pose la question à Jean-Michel Blanquer. Il ne fait qu’y répondre. Ensuite, Le Figaro Étudiant, avec une certaine mauvaise foi, en fait un titre qui laisse croire que l’origine de cette initiative européenne serait la lutte contre le wokisme. L’obsession ici viendrait donc plutôt de certains médias. De là à penser qu’il s’agirait d’un moyen de faire du clic facile, je n’ose même pas l’envisager dans un recoin de ma tête...
Mais il n’est pas question de finir cet article sans évoquer le vrai sujet : où en est l’enseignement du grec et du latin en France ? (Maintenant qu’on sait que ce ne sont pas des militantes wokes qui l’ont interdit.)
Primo, le nombre de postes ouverts en CAPES de lettres classiques est le plus bas jamais atteint. Deuxio, il n’y a presque plus de candidat·es.
Ensuite, et c’est là que Jean-Michel Blanquer a beau jeu de nous parler de la préservation de ces enseignements, la réforme du lycée a tué ces matières. (...)
À la lumière de tous ces éléments, sont-ce donc vraiment les facs américaines qui veulent abolir les versions latines ? Je ne crois pas, non.