
(...) La première chose c’est qu’on ne naît pas féministe, on le devient, forcément, à partir du moment où on a l’outrecuidance d’interroger d’un peu plus près les évidences et les faits indépassables sécrétés par notre corps social.
(...) Dans la vraie vie, en tout cas la mienne, j’ai surtout croisé des tas de femmes qui crèvent à petit feu à force de vouloir à tout prix bien rentrer dans les petites (toutes petites) cases que l’on a obligeamment prévu pour elles et qui, pourtant, m’accueillent le plus souvent avec un catégorique et définitif : "on t’aime bien, mais surtout, ne va pas nous faire chier avec tes conneries féministes". Ce qui se comprend, quelque part, non ? Avoir construit une grande part de sa vie, voire toute son existence, sur les prétendus bienfaits de la dysmorphie sexuée nécessite de ne surtout jamais entrevoir que d’autres rapports entre les genres sont possibles, d’autres voies de la relation amoureuse sont possibles, d’autres associations entre les êtres sont non seulement envisageables, mais aussi souhaitables.
Parce que dans toute relation déséquilibrée, dans tout système de domination, il y a toujours des verrouillages réciproques non avoués. (...)
Le matou du foyer apprécie monstrueusement l’idée que la relation se construit autour de ses besoins supérieurs et de leur satisfaction sans jamais s’apercevoir dans quel immonde traquenard il se piège lui-même : celui de l’interdépendance. Il est bon de pouvoir se décharger sur un tiers de l’ennui insondable de la gestion de ses besoins primaires, que ce soit de ses pulsions sexuelles, de son appétit, de l’entretien de la tanière commune, de l’approvisionnement, du soin aux petits et aux vieux, mais il advient rapidement que l’on se rend ainsi incapable d’y pourvoir soi-même et que l’on devient dépendant de l’autre, exactement comme dans le modèle économique du maître qui ne peut que s’effondrer en l’absence du labeur gratuit de l’esclave. La répartition sexuée des tâches et des rôles offre le confort relatif de n’avoir rien à négocier, rien à penser dans la relation, puisque tout s’y construit naturellement sous le régime de l’évidence et du prérequis, mais son revers, c’est que tout le monde y perd son autonomie et son indépendance et voit sa capacité de survie grandement amputée en cas de désertion d’un ou l’autre des membres de ce marché de dupes. (...)
Ni maître ni esclave, l’abominable féministe gueularde que je suis ne peut envisager la relation avec l’autre que dans le respect indépassable de ce qu’est l’autre, dans son intégrité, avec ses particularités, ses aspérités, des faiblesses et ses grandeurs. L’abominable féministe que je suis ne peut se satisfaire de relations stéréotypées où chacun est cantonné à son rôle et soumis à la tendre, mais néanmoins très contraignante férule de l’autre. L’abominable féministe que je suis ne peut concevoir l’autre que comme un partenaire même si cela présuppose d’interminables et fort peu confortables négociations et palabres quant à l’organisation interne de l’entité familiale où nulle suprématie gonadique ne permet d’imposer un point de vue, un rôle ou une quelconque domination à l’autre.
Du coup, l’abominable féministe que je suis n’a pas d’attentes précises quant au modèle auquel l’autre doit se conformer, n’est pas à la recherche du mâle protecteur, de la virilité dure et inoxydable ou de quelque archétype masculin que ce soit (...)
le piège de la virilité n’est pas plus doux pour les hommes que celui de la féminité ne l’est pour les femmes.