
Où s’arrête le terrorisme ? Où commence son instrumentalisation ? Dans son livre, Tarnac, Magasin général, le journaliste David Dufresne tente de comprendre comment l’affaire qui a rendu célèbre un petit bourg de Corrèze et médiatisé une fantasmatique « ultragauche » a pu naître. Trois ans et demi d’enquête, à rencontrer les inculpés, les services de renseignement, les politiques. Et une volonté de décrypter les arrière-pensées et les manipulations, jusqu’au concept orwellien de « préterrorisme ».
La question de savoir, plus de trois ans après les faits, qui a posé les fers à bétons (sur une ligne de TGV, ndlr), reste très secondaire, au regard du reste de l’opération. L’obsession de la justice et de la police dévoile autre chose que ce qui est légitime : rendre justice. C’est ce qui m’intéresse : comment une telle « affaire » peut-elle être orchestrée, créée, exploitée, à d’autres fins que la simple volonté de rendre justice.
C’est une « affaire » éminemment politique, bien avant qu’elle n’éclate au grand jour. Avec l’approche de l’élection présidentielle, Tarnac me semble une occasion de réfléchir à ces questions : qu’est-ce que le terrorisme ? Qu’est-ce que l’antiterrorisme, la violence, le militantisme, la police de renseignement ? On pourrait poser ces questions à François Hollande, qui, à titre d’élu corrézien, a défendu les gens de Tarnac tardivement. Ou à Nicolas Sarkozy, qui a publié un communiqué de presse triomphant le matin des arrestations. Toute l’affaire s’est déroulée sous son règne et, en partie, sous l’impulsion de certains de ses proches. (...)
Cette « affaire » devait servir de prétexte à plusieurs volontés politiques. Elle permet d’abord à Michèle Alliot-Marie de se positionner, en tant que ministre de l’Intérieur, sur un créneau particulier : le terrorisme. Je parle de créneau parce que c’est ainsi que les policiers le nomment. Ils parlent aussi de marché, de parts de marché… Michèle Alliot-Marie va instituer des réunions antiterroristes, tous les jeudis soirs, au sein de son ministère. Réunions ultraconfidentielles, qui réunissent tous les patrons de police et qui n’ont jamais eu lieu avant, ni après elle.
« L’affaire Tarnac » devait aussi servir à faire briller la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur), le « FBI à la française » voulu par Sarkozy et créé en juillet 2008, soit quatre mois avant les sabotages. En réalité, les services qui devaient travailler ensemble vont se faire la guerre. Au sein de la DCRI, c’est la guerre de tranchées entre ceux qui viennent de la DST et ceux qui viennent des RG.
Puis il y aura la guerre entre la DCRI et les RG parisiens. Ensuite, une autre rivalité cruciale, celle entre les gendarmes, d’un côté, et la DCRI et la Sous-Direction antiterroriste, de l’autre. (...)
Lors de nos rencontres, certains me demandent d’éteindre mon portable, d’autres de me débarrasser de mon carnet de notes. Je prends ça pour du bluff puis je comprends au fil du temps que c’est sérieux. Très souvent, les rendez-vous sont fixés par des intermédiaires.
(...)
La question n’est pas dans le noir/blanc. Mathieu Burnel, un des inculpés, l’analyse fort bien. La question est : est-ce que vouloir s’extraire de l’époque, c’est un crime ? Est-ce un crime d’ouvrir une ferme à des activistes, à des militants du monde entier ? C’est à cause de cela qu’on va surveiller ces gens. Cette question est bien plus signifiante. De dire que ce sont uniquement des gentils épiciers, ce n’est pas vrai. Évidemment qu’il y a des rencontres politiques, des discussions radicales qui sont menées. Mais est-ce qu’on est dans le terrorisme ? Est-il légitime d’utiliser contre eux les moyens de l’antiterrorisme – les plus importants d’un point de vue policier ? Est-ce qu’on peut discuter la notion de « préterrorisme » ? Et si oui, ça commence quand ? (...)
Prenons Bernard Squarcini. À ses yeux, la « bande de Tarnac » – il l’appelle comme ça –, c’était « un pot au feu qu’il fallait laisser mijoter ». C’est ça, le préterrorisme du point de vue policier. On voit bien dans cette histoire les risques que ce « concept » fait courir aux libertés individuelles et collectives. Le terrorisme est une des clés de voute de la police sécuritaire. Contrairement à l’image qu’elle se donne, cette police n’a rien d’exceptionnel. Elle fait absolument partie du dispositif sécuritaire dans son ensemble. Ça commence par Vigipirate dans les gares à Paris, depuis des années. Ça se poursuit avec les niveaux d’alerte, etc. Cette notion de préterrorisme doit pouvoir être débattue. Tarnac en est l’occasion. (...)

À lire : David Dufresne, Tarnac, Magasin général, Éditions Calmann-Lévy, mars 2012.