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Sur le rapport de Benjamin Stora : le conseiller contre l’historien
Olivier Le Cour Grandmaison Université d’Evry-Val d’Essonne, sciences politiques et philosophie politique
Article mis en ligne le 29 janvier 2021
dernière modification le 28 janvier 2021

Missionné il y a plusieurs mois par le président de la République, Benjamin Stora a donc remis, le 20 janvier 2021, à Emmanuel Macron son rapport relatif aux « questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie. »

Que l’auteur dudit rapport soit un historien, reconnu pour ses nombreux ouvrages sur l’Algérie contemporaine et le conflit qui a ravagé le pays entre le 1er novembre 1954 et la signature des Accords d’Evian le 18 mars 1962, est sans incidence sur la nature politique de ce document.

(...) Politique, il l’est en raison des mobiles qui ont incité le chef de l’Etat à le commander, de son contenu, des catégories mobilisées, du vocabulaire employé par celui qui l’a rédigé, des propositions qui y sont formulées et des usages qui en seront faits par l’exécutif dans les mois qui viennent.

Ces mois si importants pour l’actuel locataire de l’Elysée qui, de façon officieuse d’abord, officielle ensuite, sera en campagne. Nul doute que les commémorations à venir, en rapport avec la guerre d’Algérie, seront employées à cette fin.

On ne fera pas l’injure à Benjamin Stora de penser qu’il ignorait ce contexte, ces enjeux et le sens de la mission qu’il a acceptée de remplir. Les lignes qui suivent concernent non l’historien mais le conseiller qu’il est devenu lors du quinquennat de François Hollande avant de poursuivre dans cette voie à l’occasion de celui d’Emmanuel Macron.

Depuis un certain temps déjà et pour diverses raisons, le président flatte l’électorat de droite le plus conservateur voire le plus réactionnaire.

Entretien sur l’immigration, l’islam et la laïcité accordé à l’hebdomadaire Valeurs actuelles (31 octobre 2019), soutien réitéré en plein confinement à Philippe de Villiers et à son barnum ethno-centré, franchouillard et cocardier du Puy du Fou, qui est à l’histoire ce que l’alchimie est à la chimie, et relance du « débat » sur « l’identité nationale » à la fin du mois de décembre 2020 non sans avoir salué Nicolas Sarkozy et son courage passé lorsqu’il l’a initié quelques années auparavant.

N’oublions pas les propos convenus et laudateurs de son premier ministre, Jean Castex, tenus à une date particulièrement importante, le 1er novembre de l’année dernière. En laborieux ventriloque de la doxa chère au courant politique au sein duquel il a fait l’essentiel de sa carrière, il déclarait : on ne saurait « regretter la colonisation » puis en appelait à l’unité de la « communauté nationale » quoi doit « être fière de ses racines [et] de son identité. »

A persévérer dans cette voie, grand est le risque de s’aliéner un électorat plus centriste, progressiste et plus jeune[1] dont le chef de l’Etat a impérativement besoin pour triompher de nouveau.

Le rapport commandé à Benjamin Stora est une des pièces majeures de cette stratégie de reconquête politique destinée à remettre au goût du jour, sur des sujets particulièrement importants, le « en même temps » cher à qui l’on sait. Les termes choisis par le conseiller-historien comme les propositions qu’il a élaborées s’en ressentent, gravement.

« Guerre des mémoires », « communautarisation » de ces dernières, « compétition victimaire », « culture de repentance » : toutes sont supposées affaiblir dangereusement le « paysage culturel et politique » de la France. (...)

Le recours à ce vocabulaire hyperbolique et martial, comme à des métaphores empruntées au registre de la pyromanie, accrédite la thèse, répétée ad nauseam par les forces politiques précitées, selon laquelle des menaces d’une extrême gravité pèseraient sur l’unité de la République en raison des mobilisations irresponsables de divers « groupes communautaires » et générationnels.

Version particulière de « l’insécurité culturelle » que Benjamin Stora conforte ainsi en faisant siens les termes que l’on sait.

Etrange contamination du vocabulaire aussi, lequel est employé par ceux qui, défendant une vision passéiste et mythologique de la France, s’opposent avec véhémence à toute reconnaissance officielle des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par les forces coloniales de l’Hexagone.

Plus encore, sous couvert de qualification, ces termes et ces images sont au service d’une opération politique grossière mais efficace : la stigmatisation de celles et ceux qui, depuis plusieurs dizaines d’années parfois, œuvrent pour cette reconnaissance, et la disqualification de leurs revendications.

Sans aucune distance analytique et critique, peut-être parce qu’il les partage, Benjamin Stora légitime ces éléments de langage et les représentations qu’ils véhiculent en lestant ces dernières de sa double autorité d’historien et de conseiller du prince investi d’une mission d’importance.

De là de nombreuses et fâcheuses conséquences. (...)

Une recherche lexicographique centrée autour de quelques termes clefs en atteste.

« Crime de guerre » ? Inutile de chercher le syntagme, il n’est nulle part employé. « Crime contre l’humanité » ? Une seule occurrence. (...)

Par contre, Benjamin Stora use et abuse du terme d’exactions – 12 occurrences – et de celui de « répression » - 13 occurrences - pour qualifier les actes commis pendant la colonisation et la guerre d’Algérie. Stupéfiante imprécision du langage et de l’analyse qui est en réalité une concession majeure à la doxa de saison bien faite pour satisfaire le chef de l’Etat et sa majorité hétéroclite, et ménager les nombreux débris de la droite et du centre que celui-ci entend rallier à sa cause dans les mois qui viennent.

« Exactions » la torture, les disparitions forcées, les exécutions extra-judiciaires et la déportation de plus de deux millions de civils « musulmans » forcés de vivre, pendant la guerre d’Algérie, dans des camps ce qui représentait alors un quart de la population du pays[5] ; le tout organisé par l’armée française avec l’aval des autorités politiques de l’époque ?

Crimes de guerre et crime contre l’humanité encore. (...)

Quant aux tortures, aux exécutions sommaires, aux déportations des civils et aux massacres, ils sont la règle lorsque les autorités estiment que l’ordre colonial est gravement menacé et qu’il doit être rétabli quoi qu’il en coûte.

« Mal nommer les choses », ce n’est pas seulement « ajouter au malheur de ce monde », (Albert Camus), c’est aussi ajouter la confusion à la confusion et trahir ce qui ne devrait pas l’être : la « volonté de savoir » et « le courage de la vérité » (Michel Foucault) sans lequel la première ne peut longtemps persévérer et parvenir à ses fins. (...)

Ces quelques rappels, que le conseiller Benjamin Stora semble ignorer, prouvent ceci : la position qu’il défend, en cautionnant les opinions de ceux qui se sont toujours opposés à la reconnaissance pleine et entière des crimes d’Etat commis par la France en Algérie, est minoritaire à l’étranger. Une fois encore, la République et ses représentants divers, qu’ils soient à l’Elysée, au gouvernement ou dans la docile majorité présidentielle, font preuve d’un conservatisme aussi indigne qu’injuste à l’endroit des victimes, et d’un mépris confondant pour les femmes et les hommes qui, dans ce pays, se mobilisent depuis des décennies pour faire connaître et reconnaître ces événements criminels.

Eux savent que sur ces sujets la fausse monnaie des pompeuses cérémonies officielles chasse la bonne, et qu’elles sont en partie conçues pour cela.

Les préconisations élaborées par le conseiller-historien le confirment : la multiplication des commémorations, et des gestes symboliques et partiels, permet de donner le change et d’offrir au chef de l’Etat comme aux différentes catégories de citoyens qu’il courtise du grain à moudre en refusant l’essentiel.

Et l’essentiel peut être ainsi résumé : une déclaration précise et circonstanciée dans laquelle les crimes seraient enfin qualifiés, leur adresse clairement indiquée : l’Etat français, son armée, sa police et ses milices coloniales, sans oublier l’hommage dû à toutes les victimes des innombrables guerres menées en Algérie depuis 1830.

A défaut, la réconciliation tant vantée demeurera une formule incantatoire bien faite pour les périodes électorales et les envolées diplomatiques ronflantes qui, depuis des années, n’engagent à rien et ne changent rien.

Candidat-e-s à l’élection présidentielle, déjà déclarés ou à venir, vous serez aussi jugés sur les positions que vous défendrez sur les sujets qui nous occupent. D’ores et déjà prenez cet engagement solennel qui pourrait être ainsi libellé : « l’Etat français reconnaît les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité qu’il a commis et fait commettre par ses forces armées et de police au cours de la colonisation de l’Algérie (1830-1962). »