Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mediapart
Stéphane Audoin-Rouzeau : « Nous traversons l’expérience la plus tragique depuis la Seconde Guerre mondiale »
Stéphane Audoin-Rouzeau est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et président du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne.
Article mis en ligne le 9 février 2021
dernière modification le 8 février 2021

Pour l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, notre malaise actuel est lié à notre incapacité collective à mesurer, et formuler, l’ampleur du choc moral et culturel auquel cette épidémie nous confronte, et à admettre l’impossibilité de « fermer la parenthèse ». (...)

(...) Il me semble qu’au fur et à mesure que la crise s’approfondit, on peut de moins en moins prétendre que tout redeviendra comme avant et que la parenthèse pourra se refermer pour de bon. La question que je me pose aujourd’hui paraît stupide en apparence :
« Que se passe-t-il ? »

Car, en réalité, on n’a pas dit grand-chose une fois qu’on a pris acte que l’on était face à une pandémie mondiale : cette fausse évidence des choses fait partie du problème.
Mon sentiment est que nos sociétés occidentales traversent en réalité une grande expérience tragique : la première de cette profondeur depuis la Seconde Guerre mondiale.
Et toute la difficulté à laquelle nous sommes confrontés est que nous nous croyions, en Europe occidentale tout particulièrement, à l’abri d’un retour du tragique de l’histoire à une telle échelle. Il me semble que nous n’arrivons pas, ou très difficilement, à identifier vraiment ce que nous traversons, car l’expérience n’a pas la netteté d’une guerre, même si nous avons basculé dans une temporalité – une expérience du temps – qui n’est pas sans parenté avec celle des grands conflits mondiaux.

C’est d’autant plus vrai que celles et ceux qui disposent de la parole publique sur le sujet, qu’il s’agisse des politiques, des médecins, des scientifiques, n’arrivent pas à nous dire ce qui est en train d’advenir au sein de nos sociétés. Et nous-mêmes n’arrivons pas non plus à nous le dire. Domine à la place un discours fondé sur l’idée de « tenir » jusqu’à ce que la vie d’avant revienne enfin.
(...)

Qu’entendez-vous par « expérience tragique » ?

Le premier critère, me semble-t-il, c’est la confrontation à la mort, ici la mort de masse. On commence en effet à être confrontés aux grands nombres. Ce qui frappe l’historien que je suis, c’est de voir que les États-Unis ont déjà amplement dépassé le chiffre des pertes militaires américaines de la Seconde Guerre mondiale. Bien sûr, ce ne sont pas les mêmes morts, ce ne sont pas les mêmes manières de mourir, et ce n’est pas la même population de départ, mais dépasser un seuil de 400 000 morts signale un phénomène d’importance.
Pire : d’après les projections du nouveau président américain lui-même, les États-Unis approcheront, à la fin de ce mois ou un peu plus tard, les chiffres de pertes cumulées de la Première et de la Seconde Guerre mondiales
(...)

Cela nous ramène à la question de la comparaison entre guerre et pandémie. En France, au sommet de l’État, le vocabulaire martial – celui de la Première Guerre mondiale en particulier – n’est plus guère mobilisé comme il l’avait été au début, ce que je crois en effet préférable car je maintiens que ce que nous vivons n’a rien à voir avec une guerre mondiale et ses violences extrêmes. (...)

L’autre dimension de ce tragique de la crise, c’est le sentiment d’un fatum, d’un destin qui nous dépasse et nous contraint, d’une fatalité contre laquelle nous luttons de toutes nos forces, bien sûr, mais sans parvenir à réduire une grande part d’inconnu, sans pouvoir maîtriser un temps suspendu, et sans être certains que nous obtiendrons les résultats espérés.
Mais nous n’arrivons pas à formuler cette dimension tragique qui pourtant plane sur nous.
(...)

Cette contradiction entre la volonté que les choses reviennent dans leur état antérieur et l’intuition qu’elles ne le pourront pas, est une des relations au temps qui se développe en période de guerre – de guerre majeure, j’entends. (...)

Et ensuite ce sentiment paradoxal que les journées sont interminables mais que le temps passe très vite. Tous les soldats de la Grande Guerre ont ressenti cela, quitte à perdre le compte des années, à se tromper sur la distance temporelle qui les séparait de l’avant-guerre, à se méprendre sur leur âge, etc. La guerre suscite un trouble dans le temps, et il me semble que nous ressentons en ce moment quelque chose du même ordre.
En outre, lors de la rentrée de septembre dernier, une autre expérience du temps est venue s’ajouter aux précédentes : celle de l’attente, et cela recommence en ce moment même avec l’émergence des nouveaux variants. Avec la complexification et l’allongement de la crise sanitaire, nous avons ajouté une expérience du temps supplémentaire, un peu comparable à la « Drôle de guerre »
(...)

Le temps difficile de la pandémie nous est donné à accepter en tranches fines. Le « bout du tunnel » est toujours censé pointer à l’horizon, alors même qu’il semble s’éloigner sans cesse. Pendant la Première Guerre mondiale, c’est comme cela que les contemporains ont « tenu ». Du moins au début. Car lorsque ce procédé psychologique qui nous permet de nous confronter à la difficulté du temps s’effondre, alors le désespoir, voire la révolte, peut s’installer. (...)

Cette attente à la fois extraordinairement puissante et si incertaine est paralysante pour chacun de nous.
Enfin – et cela a beaucoup à voir aussi avec les expériences de guerre longue – au fur et à mesure que le retour à la normale se voit constamment repoussé, on assiste à une forme de disparition de l’avenir, disparition qui en vient paradoxalement à agir négativement sur notre présent. L’avenir bouché détruit le présent. On parle beaucoup en ce moment des troubles psychiques individuels 
(...)

Le fait qu’on ne puisse pas évaluer aisément l’impact de l’événement que nous vivons aujourd’hui entrave l’imaginaire de sortie de crise.
On peut écrire, certes, une histoire de notre présent, documenter l’événement, faire du journalisme de qualité, mais comme le disait Raymond Aron, il manquera toujours à une histoire immédiate la pleine mesure exacte des conséquences d’un événement donné.
(...)

concernant le questionnement sur nos modes de vie et la durabilité de nos modèles économiques et sociaux, il semble que les délais se soient subitement contractés. N’est-ce pas une sorte de choc existentiel ?
Nous avons subi, nous subissons encore, une leçon de modestie impitoyable, en dépit de l’arrivée si rapide des vaccins. Nous aurions parfaitement pu – et nous pourrions encore – être confrontés à un virus à la fois plus létal et plus contagieux et qui, par exemple, ne toucherait pas les mêmes catégories de populations que le Covid 19, mais par exemple les plus jeunes, les enfants. En outre, à en croire certains spécialistes, cette épidémie n’est sans doute pas la dernière, mais peut-être la première d’une longue série.
Nous ne pouvons donc pas ne pas percevoir que nous avons eu de la chance dans notre malchance. Ce rappel redoutable de la fragilité invisible de nos sociétés si organisées, tellement sophistiquées, n’est pas anodin sur le plan symbolique. C’est une blessure narcissique.
(...)

Au chapitre de ce choc « culturel », et ajouterais-je, moral, il faut inscrire la façon dont nous avons laissé s’éteindre tant de nos proches frappés par le virus. Nous avons organisé, pour reprendre les termes de Norbert Elias, une radicale « solitude des mourants », à une échelle inédite, sans vraiment y réfléchir en profondeur, me semble-t-il. On peut craindre, ou espérer, qu’une fois la crise terminée, l’examen de conscience sur la façon dont nous avons agi en tant que société humaine – qui se reconnaît notamment au fait qu’elle accompagne ses mourants, puis ses morts – ne constitue un réveil douloureux.
Des questions se poseront sans doute aussi sur la priorité que nous avons donnée à la sécurité des personnes âgées au détriment de la vie des plus jeunes. Le problème est posé déjà aujourd’hui, mais seulement de manière latente. Or, c’est un phénomène social fréquent, en temps de guerre notamment
(...)

en juin, quand ces mêmes soignants ont défilé à Paris pour demander une revalorisation matérielle de leur profession, combien de non-soignants sont-ils descendus dans la rue pour défiler à leurs côtés ? Et ces jours-ci, alors que la charge dans les hôpitaux demeure si importante, toute héroïsation semble s’être éteinte.
De même, l’idée qu’on sortirait de ce moment exceptionnel en construisant une société plus équilibrée, plus juste, plus reconnaissante vis-à-vis de tant de métiers mal reconnus, me semble s’être assez largement évaporée elle aussi. L’économie morale de la reconnaissance – ce vecteur puissant des équilibres sociaux – semble avoir fait long feu. (...)