
Des Spectres hantent l’Europe de Maria Kourkouta et Niki Giannari. Les réalisatrices grecques ont filmé la vie suspendue des réfugiés du camp d’Idomeni, à la frontière entre la Grèce et la Macédoine, au mois de février 2016, lorsque la route des Balkans s’est fermée.
Posée sur des chemins de terre ou dans les champs boueux d’Idomeni, votre caméra observe avec pudeur, respect, sensibilité, tout un peuple bloqué sur la route de l’exil, et il y a ces pieds de réfugiés, longuement filmés, en mouvement ou dans le piétinement d’une interminable attente. Pourquoi ce long regard sur les pieds des réfugiés ?
Maria Kampouraki. À l’époque, nous préparions, avec Niki, un film sur la guerre civile grecque, et nous nous sommes retrouvées à filmer, à Idomeni, des réfugiés fuyant une guerre civile contemporaine. Pour ce projet nous avions rencontré une ancienne réfugiée politique grecque. Elle avait combattu aux côtés des communistes, dans l’armée démocratique. Après la défaite, elle s’est réfugiée en Hongrie, en Roumanie, en Union soviétique et puis en France. Elle n’est revenue en Grèce qu’à la chute de la dictature, après 30 ans d’exil. Nous lui avons demandé quel souvenir elle retenait de cet exode. Elle nous a parlé des pieds des hommes et des femmes dans ces longues files de réfugiés quittant le pays. Cette image nous a profondément marquées, elle nous a habitées pendant le tournage à Idomeni. (...)
Niki Giannari. Vues les circonstances, la façon dont les Grecs ont réagi relève du miracle. Il faut savoir qu’il existe, en Grèce, un parti néonazi, Aube dorée, pesant 7% des voix et représenté au Parlement. Malgré le rejet de l’étranger entretenu par cette extrême-droite, malgré la crise économique, des gens ont vraiment ressenti le besoin de soutenir ces réfugiés. L’une des raisons de cet élan, c’est certainement cette mémoire des réfugiés qui se perpétue dans la société grecque depuis le Traité de Lausanne instituant, en 1923, les échanges de populations entre la Grèce et la Turquie. Mais cette solidarité doit beaucoup au fait que les Grecs étaient déjà mobilisés politiquement avant cette grande vague de migration. Ils s’étaient mis en mouvement autour de Syriza, sur la question européenne. Pour faire face à la crise, une multitude de lieux fonctionnant sur le mode de l’autonomie, de l’autogestion ont vu le jour, comme les dispensaires de solidarité ouverts aux personnes privées de couverture sociale. Une grande vague de solidarité s’était déjà levée, elle a permis, aussi, d’apporter des réponses à cette crise migratoire. (...)
Les silhouettes spectrales du début du film finissent par donner corps à des personnages bien vivants, alors même que vous ne sollicitez aucun témoignage. Comment s’est construit ce cheminement ?
Maria Kourkouta. Quand je suis arrivée à Idomeni, j’étais choquée et lorsqu’on est choquée, on ne parvient pas à distinguer les visages. On voit la masse, on est pris par des émotions très directes. Au début, on observe et puis on prend conscience des visages, des discours politiques, de cette vie qui s’organise. Niki, qui connaissait ce lieu depuis plus longtemps avait déjà instauré un rapport, une relation avec les gens. Moi-même, en repartant du camp, j’ai changé de regard, j’ai rejoint celui de Niki. Le tournage est très fidèle à ces mouvements du regard. Dès que ces réfugiés se mettent à parler, une pluralité s’affirme, on voit que ce n’est pas une masse. (...)
Vous dites, à la fin du film, avoir ressenti de la « honte » devant ces femmes et ces enfants démunis, stoppés dans leur fuite, pris au piège de cette frontière fermée. Pourquoi ce sentiment de honte, alors que les autres pays de l’Union européenne fermaient leurs portes toute honte bue, laissant une Grèce laminée par l’austérité assumer seule cette crise ?
Niki Giannari. Comme je le dis dans ce texte, j’ai honte pour moi-même. Si vous partagez ce sentiment en regardant ce film, tant mieux. C’est vrai que la Grèce a porté un lourd fardeau dans cette crise par rapport à d’autres pays européens. Mais c’est à chaque citoyen de prendre position dans cette situation. Pas comme un devoir. Il faut d’abord regarder ce qui se passe, voir ces gens. Les voir, c’est déjà un bon début. Parfois, le regard peut suffire à provoquer de petits déplacements révolutionnaires. (...)
Vous voyez, dans ce désir même de traverser la frontière, un potentiel « révolutionnaire », au cœur même de cette Europe que vous dites « nécrosée ». Pourquoi ?
Maria Kourkouta. Nous sommes convaincues que le mouvement de ces réfugiés est révolutionnaire, qu’il apporte quelque chose. En voyant le film, l’un des jeunes à l’origine du sit-in sur les rails d’Idomeni nous disait avoir fui « une révolution ratée ». Il voyait dans l’exil des Syriens la dispersion, en Europe, de ce désir révolutionnaire. Ce point de vue nous a beaucoup frappées.
Niki Giannari. Ils étaient très vivants, profondément liés à leur désir, ils voulaient passer la frontière. Ce désir était indestructible et ça c’est révolutionnaire. (...)
Faire ce film a-t-il changé votre regard sur la frontière ?
Niki Giannari. Pour tous ceux qui ont fréquenté la frontière à ce moment-là, dans ces conditions-là, ce fut une expérience très radicale. L’un des Syriens nous disait : « Nous voyons chaque jour passer des trains qui acheminent le pétrole de nos pays vers l’Europe mais nous, nous ne pouvons pas passer ». C’est cette absurdité de la frontière. Sur quel critère telle personne peut-elle passer, tandis que telle autre est refoulée ? Cette expérience nous appelle à penser et repenser l’idée, le concept même de la frontière, c’est-à-dire ce qui nous sépare de l’autre.