
L’industrie pharmaceutique contourne la loi en finançant des campagnes de « prévention » qui sont en réalité des opérations marketing déguisées. Exemple avec la campagne de sensibilisation sur le psoriasis et le médicament qui coûte le plus cher à la Sécu, l’Humira, du laboratoire Abbvie.
« Noémie, 19 ans, n’en peut plus. Et pourtant il existe des solutions. » Fin novembre, ces posters ont envahi le métro parisien. Selon l’association France Psoriasis, qui a lancé la campagne, celle-ci coûte « dans les 10 000, 20 000 euros la semaine d’affichage ». Comment l’association de patients l’a-t-elle financée ? Grâce à l’aide du ministère de la Santé ? Aucunement. Ce sont des laboratoires pharmaceutiques, et notamment Abbvie et Celgene, qui en sont les généreux sponsors (lire notre brève sur le sujet). Le laboratoire Celgene n’en est pas à son coup d’essai : il a déjà financé une campagne sur le même sujet l’an dernier, encore plus massive : elle aurait coûté entre 40 000 et 50 000 euros. (...)
Selon l’association France Psoriasis, 1,5 million de Français au moins seraient touchés par un psoriasis, soit plus de 2 % de la population. À première vue, ses effets semblent relever de la dermatologie pure. En réalité, il s’agit d’une maladie chronique inflammatoire de la peau, mais aussi des articulations. Elle provoque des plaques rouges et des démangeaisons, ainsi que des rhumatismes dans un cas sur trois. D’où la collaboration entre France Psoriasis et les associations de rhumatologues ou liées aux patients qui souffrent de rhumatismes (Aflar, AFS, Andar, SNMR et CFMR) pour cette campagne grand public.
Le psoriasis, nouveau marché des labos
Pourquoi les laboratoires visent particulièrement les personnes souffrant de psoriasis ? 500 000 nouveaux malades potentiels de rhumatismes psoriasiques, parmi l’ensemble des personnes souffrant de psoriasis [1], c’est énorme pour le marché des pathologies peu communes. Chaque nouveau patient représente une précieuse source de profits pour les laboratoires qui produisent les traitements donnés aux personnes souffrant de maladies chroniques inflammatoires invalidantes comme la polyarthrite rhumatoïde, la spondyarthrite ankylosante, le rhumatisme psoriasique, mais aussi la maladie de Crohn. D’autant que l’industrie a mis sur pied des traitements de choc, les anti-TNF (Tumor Necrosis Factor). Ces derniers sont normalement prescrits pour les cas les plus graves, quand les autres remèdes ne suffisent pas à diminuer l’inflammation et donc les symptômes des rhumatismes inflammatoires (douleur, raideur, gonflement…).
Le best-seller de ces médicaments contre les rhumatismes psoriasiques ? L’Humira, un anti-TNF, produit par Abbvie. Le laboratoire étasunien est d’ailleurs l’un des financeurs de la campagne France Psoriasis, aux côtés d’ « une quinzaine d’entreprises pharmaceutiques ». (...)
Un remède, l’Humira, médicament qui coûte le plus cher à la Sécu
Et quel marché ! Coût d’une injection de l’Humira : entre 187 et 677 euros. Avec l’arrivée à expiration du brevet de l’Humira et le débarquement de ses équivalents génériques (appelés biosimilaires) sur le marché cette année, les prix ont légèrement diminué (de 7 %) : une boîte de deux injections étaient vendues 814,58 euros en mars et vaut 756,37 euros depuis avril. Ce qui revient à un coût de 9 076 euros par an pour une patiente sous Humira atteinte de la maladie de Crohn qui nous a présenté ses factures. Le tout est entièrement remboursé par la sécu puisque le médicament soigne une affection de longue durée. D’après notre classement des médicaments qui coûtent le plus cher à la sécurité sociale (lire notre article), l’Humira conserve sa première place de remède le plus onéreux (487 millions d’euros en 2017). Depuis 2005, l’assurance maladie a dépensé pas moins de 3,387 milliards d’euros pour ce traitement.
Inciter médecins et patients à passer aux traitements plus onéreux (...)
Pour la majorité, les anti-inflammatoires non stéroïdiens peuvent suffire. Le coût de ces médicaments sont bien moins élevés que les anti-TNF : de l’ordre d’une centaine d’euros par an, seulement. Les laboratoires ont clairement intérêt à inciter médecins et patients à passer aux anti-TNF. (...)
En France, les laboratoires ne peuvent légalement pas faire la promotion d’un médicament remboursé par l’assurance maladie auprès du grand public : d’où l’intérêt de le faire indirectement par les associations de patients. « Le risque, c’est bien sûr que l’entreprise pharmaceutique en profite pour réaliser de l’information promotionnelle », commente Magali Leo. La responsable du plaidoyer de l’association Renaloo, qui regroupe des patients malades des reins, est coauteure de la mission « information et médicament », qui a rendu des conclusions à charge sur la gestion de la crise sanitaire du Levothyrox.
Abbvie, sponsor et donateur d’associations de patients (...)
« Quand une association de patients est financée par un laboratoire, elle n’a pas intérêt à demander une baisse du prix du médicament », dénonce quant à elle Elise Van Beneden, avocate de l’association de lutte contre la corruption Anticor [4] (lire notre article « Les associations de patients, des alliés précieux pour l’industrie du médicament et des implants médicaux »).(...)
Entretenir la confusion entre un simple mal de dos et des maladies rares
Sous couvert de « sensibilisation », cette campagne marketing entretient la confusion entre un simple mal de dos, banal puisqu’il touche 80 % des Français à un moment ou à un autre de leur vie selon l’OMS, et des maladies rares comme la polyarthrite rhumatoïde, qui concerne entre 0,3 et 1 % de la population, ou la spondylarthrite ankylosante dont souffrent 300 000 Français… Le slogan de la campagne de 2018 :« J’ai trop dansé #j’aimalaudos Et vous ? », du nom de la chanson de Mokobé, parrain de l’opération : « allo docteur, j’ai trop dansé, sur la piste j’ai trop dabé, je suis fatigué… » Or les maladies rhumatismales exigent au contraire de l’exercice pour ne pas empirer : la campagne frôle la désinformation. (...)
Des risques de surdiagnostics et de prescriptions dangereuses
Il y a des chances que ces campagnes alarment même les moins hypocondriaques des patients, qui se précipitent chez les rhumatologues. Qui eux-mêmes ont été sensibilisés au dépistage de ces maladies rares par les laboratoires… Les rhumatologues représentent d’ailleurs la 13e spécialité la plus approchée des labos selon EurosForDocs (lire notre article « Les labos soignent plus particulièrement les spécialistes du cancer »). Ainsi, ils ont davantage en tête ce diagnostic, qui dicte leurs ordonnances. D’où le risque inverse de surdiagnostics et de surprescriptions d’anti-TNF
Or ces traitements sont loin d’être anodins. Ce sont des immunosuppresseurs : ils diminuent les réactions immunitaires, donc les défenses des malades face aux infections. (...)
Influence, opacité, prix exorbitants de certains médicaments, liaisons dangereuses avec les députés et les médecins… À travers des données inédites, des enquêtes et des reportages, les « Pharma Papers » mettent en lumière tout ce que les labos pharmaceutiques préféreraient que les patients et les citoyens ne sachent pas : les immenses profits qu’ils amassent chaque année aux dépens de la sécurité sociale et des budgets publics en instrumentalisant médecins et décideurs. Les « Pharma Papers » seront publiés par chapitres successifs au cours des mois de novembre et de décembre 2018.
Dans le troisième chapitre de notre enquête, nous révélons comment les laboratoires pharmaceutiques savent jouer sur tous les leviers pour défendre leurs intérêts.