
Atteint d’un « cancer capricieux, chaotique », le philosophe envisage l’hôpital comme un lieu de soumission et de mises en scène permanentes. Avec autodérision, il fustige aussi le « dolorisme », cette passion de notre société pour la souffrance.
Rester maître de soi-même dans les pires moments, ne pas subir les injonctions morales de l’autre, surtout quand il est en position de domination. Dans Mes Mille et Une Nuits (Albin Michel), le philosophe Ruwen Ogien décrit les relations forcément inégalitaires entre le malade et sa maladie, entre le médecin et le patient. Atteint d’un cancer depuis quatre ans, l’intellectuel fait de son expérience un laboratoire de recherche où ses meilleurs outils sont la philosophie, l’humour et la littérature. (...)
Des séances de chimio aux séjours à l’hôpital, de la solitude du malade qui compte scrupuleusement le nombre de pilules à avaler chaque jour à la peur d’être considéré comme « un déchet social », il décrit un monde régi par le dolorisme et la comédie humaine. On peut vraiment faire autrement, dit-il. (...)
Je crois, ou du moins j’espère, qu’on peut dire des choses sérieuses sans se prendre soi-même au sérieux ou sans avoir l’esprit de sérieux. Je crois aussi qu’on peut refuser de s’apitoyer sur ses propres souffrances tout en éprouvant une profonde compassion pour celles des autres. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il est possible de tourner en dérision ses propres douleurs tout en prenant très au sérieux celles d’autrui.
Mais cette attitude d’autodérision n’est pas très répandue dans la communauté des écrivains qui ont choisi de nous livrer leur expérience personnelle de la maladie. Ce qu’ils disent vire souvent à la tragédie narcissique, à la dramatisation grandiloquente de leurs propres souffrances. (...)
Pensez à la blouse blanche du médecin, décontractée, flottante, ouverte à l’avant, décorée d’un petit badge nominatif dont la couleur indique la place dans la hiérarchie hospitalière, qui contraste avec la tunique grotesque du patient, la même pour tous, et ouverte à l’arrière, comme un bavoir géant. (...)
Je me permets d’ajouter que ces idées doloristes pourraient expliquer pourquoi, en dépit de tous les plans « antidouleur » lancés par l’Etat depuis 1998, l’attention à la souffrance reste une préoccupation secondaire chez les praticiens les plus haut placés dans la hiérarchie médicale. Pour eux, la souffrance n’est pas vraiment un mal ou, du moins pas le mal principal. Ils délèguent son traitement au personnel subalterne (infirmières, psychologues, etc.) ou à des spécialités qu’ils continuent de juger mineures (comme les soins palliatifs). (...)
le malade est, à première vue, celui qui fait défection, celui qui se soustrait plus ou moins intentionnellement à ses obligations économiques et sociales. Pour échapper à l’accusation d’être un tricheur, un parasite, un assisté, il doit trouver des justifications acceptables à son retrait de la vie sociale « normale ». Une incapacité physique dont il ne serait nullement responsable, par exemple. Je ne crois pas que la position d’intellectuel honoré dans le monde entier suffise à protéger de la crainte d’être assigné à la place de « malade » et à la brusque dégradation de statut social qui s’ensuit. (...)
Selon une idée encore assez largement répandue, nous devons continuer à vivre coûte que coûte, même dans des souffrances atroces. Ces souffrances doivent être accueillies comme un destin. Les refuser serait une forme de démission spirituelle, et même de lâcheté. L’idée que nous avons des obligations morales envers nous-mêmes, qui devraient nous faire accepter ces souffrances, est, à mon avis, purement doloriste. J’aimerais que nous puissions nous en débarrasser.