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Russie : « Il est impossible que le système ne change pas » : entretien avec Alexei Yurchak, anthropologue.
#guerreenukraine #russie #information #Alexei Yurchak
Article mis en ligne le 2 février 2023

Anna Filipova : Un des principaux mécanismes de la psyché soviétique que vous décrivez dans votre livre est le fait d’« être vnye » [« extérieur » en russe, ou « en suspension »]. En théorie, le fait d’« être vnye » permet de résister au discours autoritaire, à la propagande. Jusqu’au 24 février 2022, de nombreux citoyens russes estimaient que la propagande n’était pas efficace dans la mesure où elle était trop grossière. Pourquoi les Russes n’ont-ils pas été protégés du fait de leur expérience soviétique passée, d’avoir été « vnye » ?

Alexei Yurchak : L’idée que vous venez de décrire est plus adaptée à des concepts tels que l’évasion ou l’émigration interne. « Etre vnye », ce n’est pas exactement cela. L’écrasante majorité des Soviétiques a continué d’étudier dans les écoles, de travailler dans les entreprises soviétiques et de vivre comme des Soviétiques tout à fait normaux. Mais, en même temps, la plupart pratiquaient à un certain degré le principe du « vnye » – c’est-à-dire que, tout en prenant part aux institutions, aux pratiques, aux rituels et aux déclarations politiques du système, ils les ont interprétés dans leur vie d’une manière imperceptiblement différente de celle prévue par l’état. Ainsi, à la fin de la période soviétique, la plupart des Soviétiques vivaient simultanément à l’intérieur et à l’extérieur du système politique. (...)

Il existe de nombreuses façons de concevoir ce qu’est la Russie, certaines étant en parfaite conformité avec la rhétorique de l’état ou étant financées par celui-ci. Et il y a un certain nombre de personnes au sein de l’état qui ont pu adopter une position plus libérale à ce sujet – notamment dans les domaines des arts et de l’éducation. Si vous considérez le monde académique, dont je suis plus proche, des universités d’excellence relativement indépendantes existent depuis de nombreuses années (...)

Une flopée de périodiques sont apparus, des maisons d’édition, de nouvelles librairies et des plateformes de conférences publiques de qualité. Dans une certaine mesure, ces espaces peuvent être considérés comme fonctionnant sur le principe du « vnye » : l’état les soutient d’une manière ou d’une autre et parfois les subventionne directement.

Cela a donc contribué à l’émergence de nouvelles significations, pratiques et attitudes qui ne sont pas toujours conformes à l’idéologie étatique. (...)

contrairement à l’URSS, la Russie post-soviétique n’a pas connu de contrôle totalitaire (du moins jusqu’à récemment). Il avait une presse relativement indépendante, bien que limitée, des universités privées, des groupes politiques d’opposition, le mouvement Memorial, etc. On a assisté à de nombreuses initiatives et activités progressistes, de gauche ou, tout simplement, démocratiques. Celles-ci étaient bien entendu étroitement contenues par l’état, mais elles existaient. De nombreuses manifestations ont été organisées dans tout le pays pour diverses causes, l’organisation de Navalny avait des bureaux régionaux dans plusieurs villes, etc. (...)

cela permet de créer un monde imperceptiblement différent, tout en déformant sans cesse le contenu idéologique du monde totalitaire de l’intérieur.

Pour en revenir à la situation actuelle, il ne fait aucun doute qu’il y a eu un basculement vers un contrôle totalitaire, bien qu’il n’ait pas encore été entièrement achevé. Les médias indépendants en Russie ont été muselés, de nouvelles lois désastreuses sur la désinformation ont été rendues, etc. Il sera désormais moins facile de s’engager dans des projets qui ont existé pendant des années ou d’organiser des expositions qui étaient autorisées jusqu’à récemment. Les librairies indépendantes continueront d’exister, mais il leur sera probablement impossible de vendre certains livres ou d’organiser des rencontres avec les lecteurs. (...)

De fait, il y a eu beaucoup d’activités en Russie qui ne cadraient pas avec la position générale du régime. Le changement le plus important concerne la réduction progressive par le régime de ces espaces, où de larges groupes de personnes pouvaient s’organiser ensemble. Aujourd’hui, il y a un très grand nombre de personnes qui ne soutiennent pas le régime mais qui ne se sont pas non plus rendus aux urnes depuis des années.

Sans surprise, le régime a entrepris d’éliminer à la hâte les capacités indépendantes d’auto-organisation tout en supprimant ce qui restait de la presse indépendante et en sévissant sur Internet. Il est clair que ces mesures ont pour seul objectif d’empêcher les gens de se fédérer, qu’il y ait entre eux une communauté de vues, de désirs et un langage politique commun. Sans organisation publique de ce type, le travail collectif est impossible. (...)

D’un point de vue technologique, il est difficilement possible de tout interdire. Mais, bien entendu, moins de gens auront accès à des sources d’information indépendantes – et pendant ce temps-là, la propagande de masse sur les chaînes de télévision se poursuivra.

Je crois que le principal problème du régime désormais n’est pas celui de l’organisation horizontale des citoyens sur Internet, quoique cela soit important, mais le fait que la guerre en Ukraine a totalement contrecarré les plans du régime. Cela pourrait en principe entraîner des changements au sommet du pouvoir, dans les milieux qui exercent une influence politique et financière. Une situation pourrait se produire qui ressemblerait, à certains égards, aux dernières années de l’Union soviétique. À l’époque, les changements avaient commencé par le haut ; rien ne se serait produit sans les réformes venues d’en haut. (...)

Gorbatchev savait bien peu de choses du système qu’il tentait de réformer et de son inclination interne à se transformer. Je crois que quelque chose d’analogue pourrait se produire aujourd’hui. Lorsque les réformes commenceront à être mises en œuvre au sommet de l’état – et elles le seront, car il n’est pas possible que cette guerre se termine « en victoire » –, alors le régime s’effondrera. Comment et quand cela se passera-t-il exactement ? C’est difficile à dire. Mais l’histoire récente nous apprend que de tels changements se produisent de manière soudaine et inattendue. (...)

Gorbatchev savait bien peu de choses du système qu’il tentait de réformer et de son inclination interne à se transformer. Je crois que quelque chose d’analogue pourrait se produire aujourd’hui. Lorsque les réformes commenceront à être mises en œuvre au sommet de l’état – et elles le seront, car il n’est pas possible que cette guerre se termine « en victoire » –, alors le régime s’effondrera. Comment et quand cela se passera-t-il exactement ? C’est difficile à dire. Mais l’histoire récente nous apprend que de tels changements se produisent de manière soudaine et inattendue. (...)

à l’heure actuelle, la majorité de ceux qui semblent soutenir l’ordre existant ne prennent pas véritablement une position active en faveur du régime. Les gens soutiennent le système, non pas à travers un engagement profond envers ses valeurs, mais parce qu’ils perçoivent les autorités actuelles comme absolues et inamovibles. Et donc, la seule façon de gérer cette situation est d’apporter un soutien passif et de prendre ses distances. Cependant, dès lors que les autorités et la propagande ne seront plus perçues comme inébranlables, ce soutien s’avérera éphémère. Lorsque les changements commenceront à se manifester, il n’y aura pas beaucoup de gens pour descendre dans la rue sous la bannière « Je ne peux pas abandonner les principes » du poutinisme. (...)

Nous disposons de ressources intellectuelles considérables en Russie et à travers la diaspora. Un très grand nombre de livres importants ont été traduits depuis des années à partir de langues diverses. Dans le monde universitaire, dans les sciences humaines et sociales, de nombreux jeunes gens brillants ont été formés en Russie et à l’étranger. Il y a là un grand potentiel. Nous disposons de nombreuses associations politiques et groupes militants, rompus à la discussion et au débat. Nous avons nos propres mouvements : plateformes LGBTQ, féministes et pro-féministes, démocrates de tous bords, etc. Si le contexte politique change – et il changera – alors il me semble que toute cette expérience et ce savoir-faire seront avidement recherchés. J’espère que nous n’aurons pas à attendre trop longtemps. (...)