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Robots, coaching et intelligence artificielle... l’agriculture selon Xavier Niel
Article mis en ligne le 26 août 2021

Une « business school » agricole portée notamment par le milliardaire Xavier Niel va ouvrir ses portes dans les Yvelines : Hectar. Syndicats de l’enseignement agricole public et paysans sont hostiles à ce campus version « start-up nation » qui promeut une agriculture technologisée.

Le domaine de la Boissière s’étale sur 600 hectares, ce qui en fait l’une des principales propriétés agricoles d’Île-de-France. Fin décembre 2019, un couple de Parisiens a racheté l’ensemble pour 19 millions d’euros. Lui, Xavier Alberti, est PDG des Collectionneurs, un groupe hôtelier haut de gamme. Elle, Audrey Bourolleau, est l’ex-conseillère agriculture d’Emmanuel Macron, après avoir été la déléguée générale du lobby Vin & Société.

À l’époque, leur déménagement au fin fond des Yvelines a été présenté comme un « retour à la terre », version bourgeoise. (...)

En février 2021, le magazine Capital annonçait la création au domaine de la Boissière du « plus grand campus agricole du monde » : Hectar. Aux côtés de notre néo-agricultrice, un certain Xavier Niel — richissime patron de Free — a pris 49 % des parts de la société S4H créée pour financer l’établissement. À l’instar de son école 42, destinée à de futurs développeurs, Hectar entend offrir chaque année une formation gratuite à 2 000 étudiants... en agriculture. Avec comme directeur général : Francis Nappez, le cofondateur de BlaBlaCar. (...)

L’ambition, résumée sur le site de l’école : « Être une partie de la réponse aux défis agricoles auxquels notre société doit faire face : 160 000 fermes sont à reprendre d’ici trois ans, soit un tiers des fermes en France, et 70 000 emplois agricoles sont à pourvoir chaque année ! » Pour ce faire, Hectar déploie les grands moyens : un campus, un « accélérateur de start-up et d’innovations », une « ferme pilote en agriculture régénératrice », des « espaces de coworking, de séminaires et de sensibilisation des jeunes ». Côté enseignement, un cursus en six mois devrait former des « chef·fes d’entreprise agricole », tandis qu’une formule condensée sur cinq semaines propose un « programme personnalisé pour challenger votre projet agricole sans complaisance. Coaching et mentoring pour consolider votre business plan et passer de l’idée à l’action ».

Vous n’y comprenez pas grand-chose ? Nous non plus, mais la direction d’Hectar n’a pas donné suite à nos demandes d’interview pour cause de « pause estivale » — l’école ouvrant ses portes en septembre. (...)

« développer des compétences techniques dans le cadre de projets d’intelligence artificielle liés au contexte et aux besoins du secteur agricole ». Au programme : édition de logiciels agricoles, « fermes verticales intelligentes », serres connectées et robots de désherbage. (...)

« La numérisation agricole accentue la dépossession de notre travail »

« Les formations dispensées vont à l’encontre du modèle qu’on défend, dénonce Véronique Marchesseau, secrétaire générale de la Confédération paysanne. La numérisation agricole accentue la dépossession de notre travail, et s’oppose à l’autonomie paysanne. » L’éleveuse rappelle également qu’Hectar ne fait nulle part référence à l’agriculture bio, lui préférant le terme flou d’ « agriculture régénératrice » [1]. « Ce projet d’école n’a rien de philanthropique, dit à Reporterre le sénateur écologiste Joël Labbé. M. Niel entend inculquer au monde agricole la nécessité technologique. » (...)

Le milliardaire, patron de Free et actionnaire du journal Le Monde, s’intéresse en effet depuis longtemps à l’agriculture : il a investi massivement dans l’entreprise Les Nouveaux fermiers qui produit des substituts végétaux de viande, et pourrait, avec son fonds d’investissement 2MX Organic, racheter l’enseigne Grand Frais. L’intérêt de M. Niel pour l’agritech est d’ailleurs tout à fait dans l’air du temps : Google s’est également placé sur le créneau avec un robot ultraconnecté, tandis que nombre d’hyper-riches — Bill Gates et Jeff Bezos en tête — ont acheté des centaines de milliers d’hectares à travers le monde ces dernières années. La terre, une valeur refuge.

« Ce projet est emblématique du monde hors sol que l’on veut nous construire », estime la sénatrice communiste Céline Brulin. (...)

« Tout ça dans un contexte de baisses de budget drastiques : le gouvernement a supprimé 300 équivalents temps plein dans l’enseignement agricole sur le quinquennat, ce qui équivaut, en proportion, à supprimer 10 000 emplois dans l’éducation nationale. » (...)

L’exécutif a également poussé pour la privatisation de la formation professionnelle : la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » de 2018 a en effet ouvert la possibilité aux entreprises de créer leur propre centre de formation d’apprentis (CFA). (...)

Les entreprises créent des cursus sur-mesure, en fonction de leurs besoins

Lors de la marche du 29 juin, les témoignages s’accumulaient quant aux difficultés rencontrées par les enseignants. Ici, on a dû attendre cinq ans avant d’ouvrir un bac pro élevage, faute de moyens, alors que la demande était criante. Là, on a bataillé pour faire reconnaître une formation de construction de piscines naturelles. Tandis que le public se délite, le privé prospère. Une école vétérinaire portée par la société Unilasalle devrait ouvrir prochainement à Rouen — une première ; le groupe Lactalis a ouvert son propre CFA à Laval, en Mayenne. Les entreprises peuvent ainsi créer des cursus sur-mesure, en fonction de leurs besoins. (...)

« Le problème, c’est que nombre de ces formations privées sont en fait payées par de l’argent public, via des aides ou des incitations fiscales », dénonce un militant de Force ouvrière. (...)

Ainsi, Hectar peut compter sur le soutien financier de nombreuses fondations, dont le fonds Danone ou la fondation Carrefour — des structures qui bénéficient largement des dispositifs de défiscalisation. Le conseil régional d’Île-de-France a également alloué 200 000 euros au futur campus.

« Par une nouvelle fiscalité, les sommes engagées ici par Monsieur Niel et Madame Bourolleau devraient permettre de financer des politiques publiques, décidées démocratiquement, pour répondre à l’intérêt général et non au profit de quelques un·es », peut-on lire dans le communiqué des organisations à l’origine de la marche du 29 juin (...)