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Basta !
Risques toxiques : comment les cancers des ouvriers sont occultés par les industriels
La science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs. Annie Thébaud-Mony. Éditions de la Découverte, 21 euros.
Article mis en ligne le 16 mai 2015
dernière modification le 11 mai 2015

Souvent convoquée pour énoncer des vérités indiscutables, la science n’est pas neutre. Depuis 50 ans, elle participe même activement au développement incontrôlé des risques industriels : amiante, nucléaire, pesticides ou perturbateurs endocriniens. C’est ce que révèle le livre La science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs., écrit par Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l’Inserm et spécialiste des questions de santé au travail.

Elle y défend aussi une autre conception du travail scientifique, ancré dans la réalité des ouvriers, premières victimes des risques industriels. « En 1984, un ouvrier avait quatre fois plus de risques de mourir d’un cancer qu’un cadre supérieur. En 2008, ce risque est dix fois plus élevé », explique-t-elle. Entretien.

Basta ! : Quand, lors de votre carrière scientifique, avez-vous été confrontée pour la première fois aux collusions entre industriels et chercheurs ?

Ce livre est issu de deux parcours de chercheurs, le mien bien sûr, mais aussi celui d’Henri Pézerat, décédé en 2009, qui fut directeur de recherche au CNRS dans le domaine de la toxico-chimie des minéraux. Il fut le premier chercheur à identifier les mécanismes de toxicité des fibres d’amiante et de bien d’autres poussières minérales. Dès les années 1980, nous étions convaincus l’un et l’autre, de la nécessité d’être à l’écoute d’une demande – implicite ou explicite – émanant de collectifs ouvriers aux prises avec les risques du travail, pour élaborer des recherches utiles à l’amélioration des conditions de travail. Nous ne savions pas alors à quel point la recherche en santé publique était dominée par les intérêts – lucratifs – des industriels et du patronat. (...)

Parfois la toxicologie montre qu’il n’y a aucun doute sur le caractère cancérogène de certaines molécules. Mais des scientifiques, au service des industriels, revendiquent la possibilité d’affirmer le doute… Comment s’y prennent-ils ?

Au lieu de se baser sur la toxicité intrinsèque des fibres, des molécules ou des radiations, on assiste à l’instrumentalisation de l’épidémiologie. Cette discipline, fondée sur une approche statistique des phénomènes de morbidité et de mortalité (notamment par cancer) a acquis une position dominante dans le champ de la santé publique. On compte par exemple le nombre de décès par cancers survenus dans l’année pour 100 000 habitants. Mais les morts ne parlent pas... et les registres qui servent de base de travail aux épidémiologistes non plus, puisqu’ils ne contiennent aucune information sur les risques professionnels et environnementaux subis par les patients atteints de cancer. Difficile donc de savoir à quels polluants les personnes décédées ont pu être exposées.

Une grande part des études épidémiologiques sont faites hors contexte, les chercheurs n’ayant pas de lien avec la réalité du terrain. Il n’y a pas de contacts avec les patients de leur vivant, et encore moins avec les familles des personnes décédées ou les médecins locaux. Le choix politique d’une approche dominante, voire exclusive, des problèmes de santé par la modélisation mathématique a empêché la production de connaissances ancrées dans la réalité.

L’épidémiologie permet-elle de rendre compte de ce qui se passe à faibles doses ?

Non. Bien peu d’études sont engagées sur ce terrain et leurs résultats sont alors, statistiquement, peu ou pas significatifs. (...)

Vous évoquez aussi l’absence de veille sanitaire, qui crée de l’invisibilité, laquelle alimente le doute....

Tant que la France ne se dotera pas, dans chaque département, d’un registre de cancers dans lequel on reconstitue les parcours professionnels et l’histoire résidentielle des patients atteints, on n’avancera pas dans l’identification des risques en cause, seule base effective de stratégies de prévention. (...)

Vous expliquez comment les industriels et leurs experts disqualifient les chercheurs qui s’opposent à l’occultation des dangers...

En 2005, deux importantes revues de santé publiques états-uniennes ont publié des dossiers sur la corruption de la science par des multinationales de l’industrie, dans la mise en doute, jusqu’au déni, des risques industriels. Ces dossiers témoignent également de la disqualification des chercheurs s’opposant aux stratégies d’occultation des effets mortifères d’industries dangereuses. Quand j’ai commencé le livre, je connaissais les histoires de ces hommes et femmes sur lesquels des industriels se sont acharnés. Mais en les remettant en forme, en les racontant, j’ai été impressionnée de voir comment des personnes telles que Alice Stewart, Rachel Carson, ou encore Irving J. Selikoff (qui mena une rude bataille contre les industriels de l’amiante aux Etats-unis) ont été malmenées. (...)

On n’a plus d’enquête sur les inégalités sociales de santé. C’est devenu un non-sujet. Invisibles des statistiques officielles, les inégalités face à la maladie et à la mort ne cessent pourtant de s’accroitre. En 1984, un ouvrier avait quatre fois plus de risques de mourir d’un cancer qu’un cadre supérieur. En 2008, ce risque est dix fois plus élevé. En milieu professionnel, les morts « légitimes » sont celles des ouvriers. Dans ce domaine des atteintes à la santé liées aux risques industriels, plus que dans tout autre, la santé des travailleurs est la sentinelle de la santé publique.