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le Monde Diplomatique
Retour sur « Les Versets sataniques ». « Une curée dont personne ne voit la fin »
Janvier 2021
Article mis en ligne le 17 août 2022

La fatwa prononcée en 1989 par l’imam Rouhollah Khomeiny contre Salman Rushdie a transformé « Les Versets sataniques » en un objet de scandale dont on continue de discuter sans l’avoir lu. Or, si cette œuvre de sept cents pages, qui mêle aventures vécues et rêvées, a été jugée blasphématoire, c’est simplement, estime l’écrivain Laurent Binet, parce qu’un bon roman est le contraire d’un texte sacré.

e monde a basculé, mais quand ? Pas le 11 septembre 2001, comme on a pu le croire : à ce moment-là, tout était sans doute déjà joué. Dans Le Naufrage des civilisations (1), Amin Maalouf fait remonter ce qu’il nomme le « grand retournement » à 1979, et il faut bien reconnaître que cette hypothèse ne manque pas d’arguments : élection de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, révolution iranienne, début des réformes de Deng Xiaoping — qui vont entraîner la Chine dans l’économie de marché —, occupation de l’Afghanistan par les troupes soviétiques, prise d’otages sanglante à la Grande Mosquée de La Mecque par des fondamentalistes saoudiens et égyptiens. La succession rapprochée de ces événements dessine et annonce le monde remodelé tel qu’on le connaît aujourd’hui : envol de la mondialisation néolibérale ; épuisement de l’option communiste ; surgissement de l’islam politique. Indéniablement, le monde bifurque en 1979.

Néanmoins, il lui faudra encore dix ans pour atteindre son point de non-retour. En 1989, chacun comprend immédiatement le moment historique que constitue la chute du mur de Berlin. Mais 1989 est aussi l’année d’un autre événement d’une portée incalculable, dont personne alors ne prend réellement la mesure. La fatwa prononcée par l’imam Rouhollah Khomeiny contre Salman Rushdie, pour son roman Les Versets sataniques, réinstaure le délit de blasphème à l’échelle mondiale, et la sentence est la mort. Je me souviens, à l’époque, de la stupéfaction et de la condamnation générales. Mais ce que nous avions pris alors pour une monstruosité anachronique était en fait une digue qui venait d’exploser. Seuls les esprits les plus clairvoyants saisirent les implications du scandale qui se déroulait sous nos yeux, faisant preuve d’une prescience d’autant plus remarquable que le reste du monde, rapidement oublieux, se révélait finalement moins indigné qu’embarrassé (2). « Une curée dont personne ne voit la fin », écrivait Milan Kundera… en 1993 (3).

Rushdie, Charlie, Samuel Paty. Kundera ne croyait pas si bien dire. Un roman, des dessins, un cours pour des collégiens. Le choc, le combat, la défaite. Tout le monde connaît les caricatures, et ce qu’on leur reproche : vulgarité, provocation inutile, huile sur le feu, manque de respect, immaturité irresponsable, racisme, et bien sûr islamophobie (4). Jusqu’aux arguments les plus étranges : il faudrait comprendre la « blessure morale » infligée aux musulmans qui entretiennent une « relation affective avec Mahomet » (5).

Roman devenu pièce à conviction

Mais, comme toujours, les coups qui portèrent le plus furent ceux qui venaient d’où l’on s’y attendait le moins : ainsi Umberto Eco déclara-t-il qu’il était « impoli » de caricaturer Mahomet. Prise de position étonnante de la part de l’auteur du Nom de la rose, dans la mesure où le grand roman de l’écrivain italien est tout entier une condamnation du fanatisme religieux et, précisément, de la censure (...)

. Dans Les Testaments trahis, l’écrivain franco-tchèque explique comment le scandale tua le roman, en le réduisant à une pièce à conviction dont ses défenseurs ne se donnèrent pas la peine de prendre connaissance. Or de quoi s’agit-il ?

C’est l’histoire de Gibreel, célèbre acteur de Bollywood, dont l’avion explose en vol, et qui tombe dans les airs en compagnie de Saladin, un Indien vivant à Londres, avec qui il discute, chante des chansons et se dispute. Miraculeusement, les deux hommes se posent sans dommage sur une plage anglaise. Et tandis que nous suivons les mésaventures de Saladin, qui entame une lente métamorphose en bouc méphistophélique et doit se cacher au sein d’une communauté indienne qu’il avait toujours voulu fuir, Gibreel rêve. Il rêve qu’il est l’ange Gabriel sur sa montagne, mais qu’il ne sait pas quoi dire quand Mahomet vient recueillir auprès de lui la parole de Dieu. Ainsi, lorsque le Prophète lui demande s’il doit accepter, comme les autorités locales lui en ont fait la requête, de conserver dans la nouvelle religion d’Allah trois déesses issues de leur panthéon, auxquelles on accorderait le rang de divinités secondaires, Gabriel/Gibreel, perplexe, incertain, répond d’abord par l’affirmative, avant de se raviser lors d’une rencontre ultérieure, expliquant à Mahomet que Satan avait momentanément pris l’apparence de l’ange pour lui souffler cette idée impie.

La mention de cette hésitation, telle que la rapporte Rushdie, ou de cette tromperie, est connue depuis 1860 sous l’appellation « versets sataniques ». Dans la suite du roman, un libelliste païen, fuyant les représailles des adeptes de Mahomet, se réfugie dans un bordel où il renomme les prostituées du nom de chacune des douze femmes du prophète. Voici en substance, au milieu de mille aventures dont on ne sait jamais très bien si elles sont vécues ou rêvées, les deux points problématiques qui justifièrent la fameuse fatwa. Il n’y a de dieu que Dieu, et on ne plaisante pas avec Mahomet. Fin de la discussion.

Personne, donc, pour voir que ce roman d’une richesse infinie était une splendide réécriture du Maître et Marguerite et comme une longue conversation avec Mikhaïl Boulgakov. Personne pour commenter sa filiation avec le réalisme magique de Gabriel García Márquez. Personne pour signaler les clins d’œil à Samuel Richardson (l’un des personnages s’appelle Pamela Lovelace), l’influence de Martin Amis dans les scènes de la vie moderne londonienne ou même (à part Kundera) la beauté flaubertienne — le Flaubert de Salaambô — des passages consacrés à la geste de Mahomet. Il n’y a de dieu que Dieu, ont dit ceux qui ne lisent qu’un seul livre, puis la terreur qui s’est abattue sur le roman et tous ceux qui s’en approchaient (7) a suffi pour étouffer tout commentaire littéraire. Les seules questions furent des questions d’édition : fallait-il le publier ? Fallait-il le retirer ? Et, plus tard : fallait-il le publier en poche, au risque de relancer la machine infernale (8) ? L’un des plus beaux romans de la fin du XXe siècle ne sera jamais au programme de littérature comparée de l’agrégation. Rushdie n’aura jamais le prix Nobel (9). L’idée, naturelle, logique en d’autres circonstances, paraît presque incongrue, tant la menace est aujourd’hui intégrée, acquise. Et pourquoi ? Pour de telles peccadilles, vraiment ?

Un bon roman est le contraire d’un texte sacré. Sa caractéristique principale est l’indécidabilité (...)

Le roman se sait fiction. Le texte sacré se veut vérité. Profane, antidogmatique, le roman est blasphématoire par essence. « Avec Les Versets sataniques, c’est donc l’art du roman en tant que tel qui est incriminé (10). » On peut croire qu’il s’agit d’un enjeu mineur. (...)

on a vu récemment qui était des plus favorables au rétablissement du délit de blasphème, après l’assassinat de Paty : l’archevêque de Toulouse, celui d’Albi… Parmi les plus acharnés contempteurs de Rushdie se comptaient l’archevêque de Canterbury et celui de New York, ainsi que le grand rabbin d’Angleterre. On se souvient aussi des déclarations incroyables du pape François après les attentats contre Charlie Hebdo (14). Sans surprise, Jean Paul II avait fermement condamné Les Versets sataniques. (...)

Les caricatures étaient certes des provocations (et c’était bien leur droit), mais, en l’occurrence, elles n’étaient pas « gratuites », car elles étaient postérieures à la fatwa. D’une certaine manière, Paty est mort pour que vive la satire. Charb, Cabu, Wolinski et leurs amis sont morts pour que vive Rushdie. Rushdie est encore vivant, mais, tout au long de ces trente-deux ans, au cours desquels Hitoshi Igarashi, son traducteur japonais, fut assassiné, son traducteur italien poignardé et son éditeur norvégien atteint de trois balles (ces deux-là survécurent), la prime pour son assassinat n’a cessé d’augmenter. La dernière augmentation remonte à 2016.

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