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Résister au Système Dette
#economie #dette
Article mis en ligne le 8 août 2023
dernière modification le 7 août 2023

La combinaison de la pandémie, de la forte récession mondiale, de l’inflation et des hausses de taux d’intérêt des banques centrales a déclenché une nouvelle crise de la dette dans l’ensemble des pays du Sud. Les Nations unies ont récemment publié un nouveau rapport selon lequel cinquante-deux pays, soit près de 40 % des pays en développement, sont en proie à de « graves problèmes d’endettement ». Déjà, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale renégocient la dette qu’ils réclament - non pas pour l’abolir, mais pour accorder davantage de prêts et rééchelonner leurs remboursements - tout cela pour préserver le système de la dette qui maintient le Sud sous le joug du capital.

Ashley Smith interroge Éric Toussaint sur l’histoire de ce système d’endettement et sur la nouvelle crise de la dette.

Ashley Smith : La dette souveraine est depuis longtemps une question cruciale pour les pays du Sud. Quels sont les causes et l’historique de ce problème ? Comment les puissances impérialistes occidentales et leurs institutions financières internationales ont-elles utilisé la crise de la dette pour promouvoir leurs intérêts ? Quel en est l’impact ?

Éric Toussaint : Tout au long de l’histoire du capitalisme, les États impérialistes ont utilisé la dette pour subordonner les pays. Plusieurs marxistes ont analysé ce phénomène, à commencer par Karl Marx lui-même et surtout Rosa Luxembourg, ainsi que beaucoup d’autres. J’ai développé leurs travaux dans mon livre Le système de la dette.

Les grandes puissances ont créé ce système après que les États aient obtenu leur indépendance de la domination coloniale. En Amérique latine, les grandes luttes contre l’empire espagnol menées par José de San Martin et Simón Bolívar ont permis de créer de nouveaux États indépendants au début du XIXe siècle. Les capitalistes britanniques leur ont proposé des prêts, les enfermant dans l’endettement dès leur naissance. Dès lors, ces États ont été opprimés par l’impérialisme occidental et le grand capital financier.

Tout au long de l’histoire du capitalisme, les États impérialistes ont utilisé la dette pour subordonner les pays.

La Grande-Bretagne et d’autres puissances ont ensuite utilisé l’incapacité de ces États à rembourser leur dette pour justifier une intervention militaire. Ils ont également imposé des accords de libre-échange afin d’ouvrir les marchés locaux à leurs entreprises. (...)

les puissances impérialistes européennes et les États-Unis ont mis en place le système de la dette au XIXe siècle et l’ont étendu au monde entier, y compris à l’intérieur de l’Europe elle-même contre ses États les moins développés. Par exemple,le capital britannique a endetté la Grèce lors de sa lutte pour l’indépendance en 1830 et s’en est servi comme levier pour soumettre l’économie et la politique du pays à ses intérêts en complicité avec la France et la Russie tsariste. (...)

Après la guerre, le FMI et la Banque mondiale ont convaincu de nombreux pays nouvellement indépendants de s’endetter davantage en leur promettant le développement. Bien entendu, les prêts étaient assortis de conditions qui obligeaient les pays débiteurs à rester ouverts aux capitaux américains et européens.

Ashley Smith : Comment les États-Unis ont-ils utilisé le FMI et la Banque mondiale contre les tentatives des pays du tiers-monde de se libérer de la domination impériale ?

Éric Toussaint : Les États-Unis les ont utilisés contre les tentatives des États de mettre en œuvre des processus endogènes d’industrialisation. Lázaro Cárdenas au Mexique, Juan Perón en Argentine, Gamal Abdel Nasser en Égypte et Mohammad Mosaddegh en Iran, Kwame Nkrumah au Ghana, Patrice Lumumba au Congo, Julius Nyerere en Tanzanie, Jawaharlal Nehru en Inde et Sukarno en Indonésie ont tous essayé de poursuivre une stratégie de substitution des importations dans l’espoir d’un développement indépendant libéré des entraves des puissances impériales.

Les révolutions chinoise et cubaine ont créé des précédents encore plus radicaux en s’affranchissant du système de la dette impérialiste. Tous les États ont profité de la suspension des paiements pendant l’entre-deux-guerres pour faire avancer ce projet.

Les États-Unis et les autres puissances impérialistes ont utilisé la Banque mondiale et le FMI comme des instruments de revanche, un moyen de lancer une contre-offensive contre ce défi du tiers-monde à leur domination. Comme par le passé, ils ont combiné la coercition économique et l’intervention militaire. (...)

Face à un gouvernement de gauche dans un pays sous-développé, Washington obtenait de la Banque mondiale et du FMI qu’ils suspendent leur ligne de crédit, ce qui provoquait des dégâts économiques.

Il soutenait ensuite un coup d’État militaire pour ramener « l’ordre » dans la société. Ensuite, la Banque mondiale et le FMI rouvrent le robinet des prêts et injectent de l’argent dans les nouvelles dictatures. Les exemples de cette stratégie sont légion. (...)

les États-Unis, rejoints par les puissances européennes et le Japon, ont mené à bien leur offensive néolibérale mondiale. Après l’implosion de l’Union soviétique, cette offensive a été étendue à l’Europe de l’Est par le biais d’une thérapie de choc, mettant ainsi en place les chaînes intégrées de production, de livraison et de vente du capitalisme mondial d’aujourd’hui.

Ashley Smith : Depuis la Grande Récession, la crise de la dette s’est encore aggravée. Pourquoi ? Quel en est l’impact sur les économies les plus endettées ?

Éric Toussaint : Nous sommes dans une nouvelle conjoncture, une nouvelle crise de la dette aux proportions énormes qui a été causée par quatre chocs pour le capitalisme mondial. Tout d’abord, la pandémie de coronavirus, qui a provoqué des décès massifs dans le monde entier, des confinements généralisés, des ruptures de chaînes d’approvisionnement,…

Deuxièmement, la crise économique agravée par la pandémie. (...)

L’interaction de ces deux chocs a jeté les bases de la nouvelle crise de la dette souveraine. Au moment même où les États ont dû augmenter leurs dépenses publiques pour renflouer les entreprises et soutenir les travailleurs confrontés au chômage provoqué par les fermetures d’entreprises et les licenciements, leurs économies sont entrées en récession, tarissant les recettes fiscales. En conséquence, la dette souveraine a explosé.

Le troisième choc a été l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle a immédiatement déclenché des hausses spéculatives massives des prix des céréales comme le blé. (...)

Le quatrième choc a été la décision unilatérale de la Réserve fédérale américaine, de la Banque centrale européenne et de la Banque d’Angleterre de relever leurs taux d’intérêt. (...)

Ces hausses ont eu un effet dévastateur sur les pays du Sud. (...)

Il en résulte une nouvelle crise de la dette souveraine.

Elle a pris une telle ampleur que même la Banque mondiale et le FMI attirent l’attention sur la crise. Ils affirment désormais qu’il est nécessaire de réduire une partie de la dette ou de reporter les paiements afin que les pays puissent continuer à rembourser leurs emprunts. Ainsi, malgré leurs larmes de crocodile, leur objectif est de protéger et de préserver leur système d’endettement, et non de l’abolir. (...)

Ashley Smith : Le Comité pour l’abolition de la dette illégitime (CADTM), dont vous êtes l’un des principaux dirigeants, a fait de l’annulation de la dette l’une de ses principales missions au cours des dernières décennies. Que préconisez-vous et quel est l’état du mouvement pour un jubilé de la dette ?

Éric Toussaint : Le mouvement pour l’annulation de la dette se trouve dans une situation difficile. Nous avons été inspirés par l’appel de Fidel Castro en 1985 en faveur de l’abolition de la dette et avons fait campagne pour cela depuis lors. Nous avons placé cette revendication au cœur des discussions mondiales, mais nous avons également subi de profonds revers, comme la capitulation de Syriza devant la Banque centrale européenne et les institutions financières internationales en 2015.

Au cours des trente années qui se sont écoulées entre 1985 et 2015, nous avons assisté à des vagues massives de lutte, dont le point culminant a été le Mouvement altermondialiste au début des années 2000 et jusqu’en 2008, lorsque l’Équateur de Rafael Correa a suspendu le remboursement de sa dette. En 2000, nous avons organisé une marche de 30 000 personnes contre la Banque mondiale à Washington et mobilisé un nombre similaire de personnes contre d’autres sommets des institutions financières internationales et des grandes puissances.

Depuis la capitulation de Syriza en 2015, la mobilisation des mouvements pour l’annulation est plus difficile, avec quelques exceptions comme l’Argentine, où des centaines de milliers de personnes ont manifesté dans les rues contre le FMI. Mais en général, les États ont rechigné à annuler leur dette et notre mouvement n’a pas été en mesure de construire une mobilisation populaire de l’ampleur de celle du début des années 2000.

Dans le même temps, le réseau international CADTM a élargi son implantation géographique et ses capacités. Par exemple, une grande coalition mexicaine de plus de vingt organisations vient de s’affilier à nous. Elle comprend des syndicalistes, des zapatistes, des groupes féministes, des organisations paysannes, des ex-maoïstes, des trotskystes et d’autres qui soutiennent de manière critique le gouvernement « progressiste » d’Andrés Manuel López Obrador.

Nous avons une organisation très active dans la colonie américaine de Porto Rico et avons construit un vaste réseau en Afrique du Nord, le Réseau nord-africain pour la souveraineté alimentaire. En plus de nos organisations établies de longue date dans les pays francophones d’Afrique de l’Ouest, nous venons d’en ajouter de nouvelles en Afrique de l’Est, en accueillant un groupe au Kenya, un pays anglophone pivot dans la lutte contre la dette.

Ainsi, nous avons aujourd’hui des affiliés dans plus de trente pays. En général, les organisations ne sont pas massives, mais elles sont militantes et activistes par nature. (...)

Nous réunissons tous nos affilié-es et nos partenaires de lutte lors d’un contre-sommet des mouvements sociaux en octobre prochain contre la prochaine assemblée de la Banque mondiale et du FMI à Marrakech, au Maroc. (...)

Une partie de la société civile chapeautée par des éléments connus historiquement pour leur collaboration avec le pouvoir en place a appelé à une initiative civile parallèle à la réunion FMI-BM. Ils essayent de semer la confusion et la division dans le processus de préparation international du contre-sommet et d’organiser un sommet en harmonie avec les deux institutions et le régime. (...)

Malgré cette concurrence de la société civile alliée à la Monarchie, nous pensons que nous réussirons à organiser notre contre-sommet, car jusqu’à présent, la monarchie a hésité à réprimer les étrangers venant des pays du Nord. Bien sûr, nous nous attendons à ce que le régime répressif nous crée des problèmes, qu’il nous mette des bâtons dans les roues pour trouver des lieux de réunion, mais pas à ce qu’il se livre à une répression ouverte.

En fait, nous utiliserons le contre-sommet pour aider nos camarades qui ont été réprimés et emprisonnés par la monarchie. Nous renforcerons la campagne pour libérer tous les prisonniers politiques du pays. Nous sommes donc enthousiastes et confiants pour exercer nos droits de citoyens et citoyennes et lancer un défi à la monarchie, au FMI et à la Banque mondiale. (...)

La lutte pour l’annulation de la dette en Ukraine doit être considérée comme un élément central de notre mouvement global. L’Ukraine a subi une version de la thérapie de choc aux mains des puissances occidentales après son indépendance en 1990 et, après dix-huit accords avec le FMI et la Banque mondiale, a vu sa dette s’élever à 15 milliards de dollars envers le FMI et à 4 milliards de dollars envers la Banque mondiale.

Ces deux institutions détiennent donc près de 20 milliards de dollars de la dette extérieure de l’Ukraine. Elles ont bien l’intention d’utiliser cette dette pour imposer au pays des politiques néolibérales toujours plus radicales : plus de privatisations, plus de déréglementations, plus d’austérité et plus d’ouvertures pour les capitaux multinationaux. L’annulation de la dette est en réalité une condition préalable à toute reconstruction progressive du pays après la guerre.

Les vautours du capital international tournent déjà autour de l’Ukraine. Les deux plus grandes sociétés qui se positionnent pour bénéficier de la reconstruction du pays sont BlackRock et JP Morgan Chase. Ces deux sociétés ont joué un rôle central lors de la récente conférence sur la reconstruction de l’Ukraine qui s’est tenue en Grande-Bretagne.

BlackRock souhaite financer les industries extractivistes, en particulier dans le domaine des minéraux, tandis que JP Morgan s’efforce de devenir un acteur central au niveau de la finance du pays. L’ensemble du processus de reconstruction du pays est conçu pour être contrôlé par les grandes sociétés capitalistes et les grandes puissances capitalistes. Nous devrions nous opposer totalement à ce type de reconstruction.

Cela soulève également des questions cruciales sur le gouvernement de Volodymyr Zelensky. Il a imposé ses propres politiques néolibérales pendant la guerre, en sapant notamment les droits des travailleurs à la syndicalisation, et en approuvant les plans prédateurs des puissances occidentales pour la reconstruction de l’Ukraine. Nous devons travailler avec nos camarades du Sotsіalnyi Rukh, le mouvement social ukrainien, pour proposer un plan alternatif de reconstruction progressive du pays.

En dehors de l’Ukraine, nous devons convaincre les organisations internationales du mouvement pour l’annulation de la dette de s’opposer aux puissances occidentales et à leur programme néolibéral. Aux États-Unis, nous devons faire pression sur Jubilee USA, qui a tendance à suivre la direction de Washington, pour qu’il nous rejoigne dans cette opposition. (...)

Notre tâche consiste à convaincre la gauche internationale, en particulier en Amérique latine, en Afrique et en Asie, que les puissances impérialistes ne sont pas généreuses envers le peuple ukrainien.

Les États-Unis et les autres puissances de l’OTAN fournissent à l’Ukraine des armes par procuration pour affaiblir la Russie. Ils lui accordent de l’argent pour établir une dépendance et lui imposer leur programme néolibéral. En réalité, ils tentent de manipuler et d’exploiter l’Ukraine et son peuple.

Mais il n’est pas facile de convaincre les populations des pays qui considèrent à juste titre les États-Unis et les puissances européennes comme leur principal ennemi. C’est ainsi qu’en Afrique de l’Ouest, certains défilent dans des manifestations contre les impérialistes occidentaux en arborant des drapeaux russes. Bien sûr, ils ne sont pas des partisans de Vladimir Poutine et de l’impérialisme russe, mais ils considèrent le drapeau russe comme une sorte d’alternative à l’Occident et, dans le cas de pays comme le Mali, le Burkina Faso et le Niger, comme une alternative à l’impérialisme français.

Nous devons démontrer que la Russie n’est qu’une autre puissance impérialiste, même si elle est moins puissante. Nous essaierons d’avancer cet argument lors de notre contre-sommet au Maroc. Nous allons inviter la socialiste ukrainienne Yuliya Yurchenko comme l’une des oratrices pour plaider en faveur de la solidarité avec l’Ukraine.

Ce sera une occasion importante de construire l’unité d’en bas contre l’impérialisme, le néolibéralisme et la dette illégitime. Mais ce ne sera pas facile. Il y a vingt ou trente ans, le mouvement pour la justice mondiale était plus uni et n’était pas prédisposé à soutenir telle ou telle puissance ou camp impérialiste.

Mais nous essaierons de reconstruire l’unité pour résister à la propagande américaine et russe et à l’attrait qu’elles exercent sur des composantes des mouvements anti impérialistes. Nous devons les rejeter toutes les deux. Pour ce faire, nous avons besoin de plus d’éducation et d’une analyse franchement marxiste de l’impérialisme d’aujourd’hui afin que les gens puissent se rassembler et construire un mouvement commun contre le système de la dette sans aucune exception. (...)