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Réponse d’un économiste atterré aux accusations de « négationnisme » proférées par deux « experts » néolibéraux
Thomas Coutrot
Article mis en ligne le 19 septembre 2016

Deux économistes, Pierre Cahuc et André Zylberberg, viennent de publier « Le négationnisme économique et comment s’en débarrasser ». Ce livre s’attaque aux économistes dits « hétérodoxes », ceux qui critiquent les dogmes néo-libéraux, les comparant aux négationnistes de la Shoah... L’association des Économistes Atterrés est particulièrement visée. Directement ciblé dans l’ouvrage, l’économiste Thomas Coutrot revient sur l’histoire de la construction de la contre-expertise économique pour sortir de la pensée unique.

Dans un pamphlet abject contre les économistes critiques (Le négationnisme économique et comment s’en débarrasser ed. Flammarion), Pierre Cahuc et André Zylberberg se laissent aller. Assimilation des contradicteurs aux négationnistes du génocide juif, attaques ad hominem, appel à l’épuration : nos deux experts néolibéraux, bien en phase avec l’odeur pestilentielle de cette rentrée, ne rechignent pas à se salir les mains. Leurs dérapages ne font que refléter l’arrogance, d’habitude mieux maîtrisée, de dominants aveugles aux dégâts de leur mondialisation. Dans le texte ci-dessous, récemment publié par la revue autrichienne Kurswechsel, je reviens sur l’histoire de la construction de cette contre-expertise économique au service des mouvements sociaux à laquelle j’ai participé depuis vingt ans et qui est aujourd’hui sous le feu des polémistes de caniveau. Cette histoire nous a réservé des surprises, obligeant certains d’entre nous à passer du travail de contre-expertise à celui (ô combien plus difficile) d’animation de mouvement. Sans lâcher, du moins telle était notre ambition, ni notre rigueur théorique ni nos postulats éthiques ; car il n’est de science sociale qu’engagée, explicitement ou non, dans le débat social. (...)

L’émergence des « économistes atterrés »

La crise financière de 2008 démontre la pertinence de la critique de la financiarisation portée depuis 10 ans notamment par Attac. En même temps se développent fortement des luttes contre les grands projets inutiles et l’extractivisme, pour les alternatives locales et la justice climatique globale. Des économistes d’Attac y contribuent en particulier grâce à des travaux précieux de critique de la croissance, du « capitalisme vert », de la marchandisation de la nature... Mais la crise de légitimité du néolibéralisme en Europe, la virulence inepte des politiques d’austérité menées à partir de 2010 en Grèce et dans l’Union européenne, nourrissent aussi la frustration des chercheurs et enseignants en économie (notamment parmi les jeunes), qui sans être nécessairement membres d’Attac, ressentent le besoin d’une prise de parole dans le débat public collective en tant qu’économistes.

Devant ce constat, avec trois collègues d’horizons différents, Philippe Askénazy (du courant mainstream), André Orléan (du courant institutionnaliste) et Henri Sterdyniak (du courant keynésien), nous corédigeons un « Manifeste d’ Économistes atterrés » pour réfuter la rationalité économique du traitement sadique infligé à la Grèce par l’Union européenne, la BCE et le FMI. L’opuscule connaît un vif succès à l’automne 2011, avec plus de 1000 signataires chez les économistes et plus de 70 000 exemplaires vendus en librairie. Une association est rapidement créée, qui mobilise une nouvelle génération d’économistes critiques et dont les prises de position disposent aujourd’hui d’une audience médiatique non négligeable, avec des chroniques régulières dans divers journaux ou médias audiovisuels.

Reconnaissance de la contre-expertise économique

Même si les comités locaux d’Attac sollicitent souvent des « atterrés » pour des conférences, et si plusieurs économistes du Conseil scientifique d’Attac participent à l’équipe d’animation des « Économistes atterrés », ceux-ci sont tout à fait autonomes vis-à-vis d’Attac. L’éventail idéologique qu’ils couvrent est plus large (...)

les Atterrés ne cherchent pas à construire des mobilisations sociales mais à exprimer une parole d’économistes au service des citoyens, pour leur fournir des outils qui les aident à se forger une opinion dans le débat économique.

Vingt ans après le mouvement de 1995, la contre-expertise économique a une place reconnue dans débat politique en France. (...)

Non sans succès d’ailleurs : les sondages montrent que le credo du marché libre et de la concurrence parfaite, les politiques de dérégulation et de privatisations, le libre-échange sont discrédités aux yeux d’une majorité de citoyens et même – comme on s’en aperçoit très souvent dans les discussions « off » – de journalistes... Après la crise de 2008, Nicolas Sarkozy a du tenir des discours radicaux contre la spéculation financière et les paradis fiscaux, et François Hollande n’a été élu que grâce à sa promesse – immédiatement trahie – de renégocier le Traité budgétaire européen et de lutter contre « (son) adversaire sans visage, la finance ».

« Alimenter l’imaginaire du changement social »

Pourtant, dans les faits, ces politiques néolibérales sont poursuivies et même radicalisées, comme l’Europe du Sud a pu s’en rendre compte à ses dépens. (...)

Critiquer est nécessaire, mais il faut agir ici et maintenant, sans attendre l’arrivé d’un éventuel gouvernement progressiste. C’est pourquoi Attac met désormais en avant des nouvelles priorités stratégiques, l’engagement dans des alternatives concrètes et l’organisation d’actions de désobéissance civique contre le pouvoir de la finance.

On s’éloigne ainsi d’une conception traditionnelle de l’éducation populaire, fondée sur la production d’ouvrages et de conférences, pour se rapprocher de la tradition de l’action directe non violente, considérée comme processus d’empowerment et d’auto-éducation dans l’action, selon la maxime gandhienne « une once de pratique vaut mieux que des tonnes de discours ». Mais la contre-expertise et l’élaboration d’alternatives théoriques à la domination des marchés demeurent une nécessité vitale pour alimenter l’imaginaire du changement social, et les économistes professionnels dissidents ont une grande responsabilité à cet égard.