Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Rapports de force
« Regardons le Chili pour comprendre dans quel monde on veut nous faire vivre »
Article mis en ligne le 12 mars 2020

Docteur en sciences politiques et professeur à l’Université Toulouse Jean Jaurès où il enseigne l’histoire de l’Amérique latine, Franck Gaudichaud revient d’un séjour au Chili. L’auteur de « Chili 1970-1973 : Mille jours qui ébranlèrent le monde » nous a accordé un entretien pour évoquer les cinq mois d’agitation sociale qui ont secoué ce pays

.L’insurrection chilienne a commencé en octobre 2019 et s’est répandue comme une traînée de poudre au sein du mouvement étudiant suite à la décision du gouvernement de Piñera d’augmenter le prix du ticket de métro. La répression contre la jeunesse a fini par rassembler la société tout entière, non plus contre l’augmentation du prix des transports, mesure retirée depuis, mais contre le système néolibéral hérité de la dictature de Pinochet dans son ensemble.

Le 22 octobre, alors que l’on dénombre déjà une dizaine de morts, plus de 80 blessés dont certains par balles, que des actes de torture et d’agressions sexuelles sont commis par les militaires, que ceux-ci patrouillent dans Santiago pour faire respecter le couvre-feu, le président Sebastian Piñera se rétracte. Il exprime publiquement des excuses au peuple chilien et annonce des mesures sociales censées calmer la fougue des insurgés : hausse du salaire minimum, hausse de 20 % des pensions de retraite les plus basses, annulation de la récente augmentation de 9,2 % des tarifs de l’électricité, création d’une nouvelle tranche d’impôts pour les revenus supérieurs à 8 millions de pesos mensuels, réduction des salaires des parlementaires…

Par ailleurs, la chambre des députés vote le 24 octobre (88 votes pour, 24 contre et 27 abstentions), un projet de loi pour écourter la journée de travail en passant d’un maximum de 45 heures à 40 heures par semaine. La proposition devra passer en commission, puis au Sénat.

Il y a eu un recul du gouvernement qui semble, à première vue, conséquent. Pourquoi ces annonces n’ont-elles pas calmé le mouvement insurrectionnel ?

Ce que l’on appelle « l’agenda social » est complètement oublié par le gouvernement. Des annonces ont été faites. Il y a même eu l’ouverture d’un site web du gouvernement qui prétend montrer les avancées en cours, comme quoi nous aurions atteint 77 % de la réalisation de cet agenda social. En fait, si l’on regarde dans le détail, la plupart des mesures ne sont pas encore mises en application. Et même celles qui le sont, comme la légère augmentation du minimum vieillesse, les primes pour les salaires les plus bas ou les petites améliorations sur la couverture santé, la logique reste fondamentalement néolibérale. C’est-à-dire qu’avec l’argent public, l’État vient « assister » et soutenir les marchés de l’éducation, de la santé ou des fonds de pension, qui sont florissants au Chili.
De plus, ce qui est annoncé par le gouvernement est vraiment minimal et très largement dérisoire, voire carrément indécent. (...)

Il y a une utilisation systématique de milliers de carabiniers pour réprimer les manifestations, avec tirs de balles au plomb et essayer de « terroriser » celles et ceux qui seraient tentés de se mobiliser. Malgré cela, les mobilisations restent massives.
Aujourd’hui, le Chili est dénoncé au niveau international, mais aussi à l’intérieur du pays par l’Institut national des droits de l’homme, qui est pourtant un institut étatique. (...)

. Et la réponse du Parlement, c’est de renforcer cette répression avec une loi inique récemment votée, y compris par une partie de la gauche et de l’opposition, qui criminalise la lutte sociale.Il est aujourd’hui possible d’aller en prison parce qu’on a fait une barricade et empêché la circulation, ou parce qu’on porte une cagoule dans une manifestation. On voit là, une fois de plus, à quel point l’État autoritaire n’a pas disparu avec la post-dictature ou avec une transition « démocratique » qui a assuré la continuité du modèle néolibéral chilien, forgé par les « Chicago boys » sous Pinochet. (...)

Parmi l’expérience accumulée de mobilisation sociale, dans les dernières années, il y a le mouvement massif « No + AFP », qui signifie en substance « Non aux fonds de pension ». Cette lutte a réussi à démontrer un rejet massif de ce système par capitalisation dans la population, tout simplement parce que le taux de recouvrement des retraites au Chili est l’un des plus bas au monde.(...)

C’est ainsi une démonstration dans les faits, de l’échec total du système par capitalisation. Les fonds de pension ont surtout permis d’enrichir une caste financière qui détient tous les pouvoirs et contrôlent l’économie exportatrice. Le Chili est le pays qui détient l’expérience néolibérale la plus longue (depuis 1975) et la plus radicale au monde. Les retraites par capitalisation ont été mises en place brutalement sous la dictature par le frère de Sebastián Piñera, José Piñera qui fut ministre de Pinochet. En pleine nuit noire de la dictature, tout le monde a dû y passer… sauf les militaires, qui ont conservé leur système par répartition !
La revendication de la fin du système par capitalisation arrive en tête dans tous les sondages, après celle pour une nouvelle Constitution. (...)

 
Le mouvement populaire exige aussi un changement de la Constitution héritée de la dictature. Le 15 novembre, les partis représentés au Parlement ont signé un « Accord pour la paix sociale et une nouvelle Constitution ». Celui-ci prévoit un plébiscite le 26 avril. Les électeurs seront appelés à répondre à la question « voulez-vous une nouvelle Constitution ? », suivie d’une seconde interrogation demandant de choisir entre une assemblée constituante exclusivement composée de membres de la société civile ou une assemblée mixte, incluant citoyens et parlementaires. Vers quelle option d’assemblée se dirige-t-on ? Ce processus avancé par le gouvernement ne pourrait-il pas détourner l’attention et constituer une façon de calmer l’ardeur de la rue ?

L’Accord pour la paix sociale et une nouvelle Constitution est négocié au Parlement juste après la deuxième grande grève nationale qui a marqué ce cycle de mobilisation, le 26 novembre 2019. Cet accord cherche, comme son titre l’indique, la « paix sociale », donc à calmer et canaliser la rue face à un grand patronat qui craint un blocage de l’économie. (...)

Il s’agit donc de tenter de mettre fin à l’explosion populaire tout en intégrant une revendication première des mobilisé.e.s : une nouvelle Constitution. C’est, en un sens, une victoire des luttes collectives, car pour la première fois, la caste politique chilienne reconnaît qu’il faut changer la Constitution de Pinochet mise en place en 1980. Mais elle accepte de le faire uniquement dans la mesure où elle pense pouvoir contrôler ce processus. (...)

Et surtout, la droite essaie de verrouiller la discussion constituante et a imposé une majorité des deux tiers (2/3) pour approuver chaque article de la future « Carta Magna », tandis qu’un autre secteur des parlementaires rejette en bloc toute perspective de changement constitutionnel.é. Il y a des dizaines d’assemblées à Santiago et dans plusieurs autres villes du pays. Ce sont des espaces d’élaboration collective, de débat sur quelle société construire, quelle Constitution, quel modèle économique, mais aussi comment se protéger face à la répression d’État, ou encore face au saccage de magasins, etc (...)

La force de ce mouvement est qu’il est ancré territorialement. Tandis que la plupart des syndicats restent affaiblis, et que les principaux partis politiques sont totalement discrédités, il s’opère une forte politisation « par en bas », particulièrement là où les assemblées sont bien structurées. Depuis quelques semaines, il y a des tentatives de coordination d’environ 25 assemblés territoriales ou organisations à Santiago qui essayent de donner une perspective clairement anti-néolibérale, féministe, écologique et démocratique à ces luttes. C’est très clair dans leurs discours et formes de délibérations. (...)

Un mot de conclusion ?

Il faut vraiment regarder ce qu’il se passe au Chili : « Le Chili est proche », comme on disait dans les années 70 au moment de l’expérience d’Allende, puis du coup d’État de 1973. C’est encore le cas pour lire le monde néolibéral qui est le nôtre aujourd’hui. Il est urgent de dénoncer la répression en cours par tous les moyens et d’organiser notre solidarité internationale avec les résistances là bas. Mais, il est aussi important de comprendre ce qui se passe dans les « Suds » pour savoir dans quel monde on veut nous faire vivre.

La globalisation du capital est très claire en ce sens : le Chili est l’expérience-laboratoire du capitalisme néolibéral, et c’est aussi le miroir déformé de tendances mondiales, y compris dans les « pays riches » du Nord, tendances que l’on voit à l’œuvre quotidiennement sous le gouvernement Macron, notamment au travers de la contre-réforme des retraites ou avec la montée en force de la répression du mouvement social hexagonal. La meilleure manière d’exprimer notre solidarité avec les résistances chiliennes est aussi de résister collectivement, ici et maintenant, au rouleau compresseur du macronisme.