
Entretien avec le chercheur en sciences sociales (et compagnon de route d’Acrimed) Grégory Salle, auteur de Qu’est-ce que le crime environnemental ?, Seuil, 2022.
(...) Dans le cadre de cet essai, je me suis contenté de présenter les grandes lignes, de donner des ordres de grandeur, qui restent à affiner. L’idée de départ, c’était de vérifier l’impression selon laquelle des notions comme « délinquance écologique » ou « criminalité environnementale » n’avaient pas réussi à s’imposer dans le débat public, en tout cas qu’elles n’étaient pas d’usage courant ou régulier dans le discours médiatique. A priori leur « potentiel de succès » ne paraît pas mince… Et il y a bien des termes qui, en quelques années, deviennent quasiment incontournables, pour le meilleur et pour le pire (« résilience »…). Pourquoi donc cet insuccès ?
La méthode est classique : il s’agit de constituer et d’exploiter un corpus, c’est-à-dire un ensemble de textes établi systématiquement à partir de critères déterminés. Trois corpus en l’occurrence : un pour la presse écrite, un autre pour la radio et un dernier pour la télévision. (...)
Pour l’heure, quel bilan tires-tu ? Tu fais état non seulement de la rareté, mais aussi de la récence du traitement médiatique sur le sujet…
C’est en effet ce qui apparaît en première approche. D’une part, la très faible visibilité du thème de la délinquance ou de la criminalité environnementale en tant que tel, c’est-à-dire formulé dans ces termes et pas seulement dans ceux, moins stigmatisants, de l’atteinte, du dommage, etc. Et d’autre part le caractère très récent de son apparition si l’on se donne un minimum de profondeur historique. On repère alors des tentatives sans lendemain, comme celles de Roger Cans, journaliste au Monde, qui en 1991 emploie les expressions « crimes écologiques » et « délit écologique » dans le titre de deux articles distincts (l’un au sujet de la guerre, l’autre à propos de la répression judiciaire des atteintes à l’environnement). Non seulement cet usage ne fait pas tache d’huile, mais ces locutions sont quasiment absentes de la circulation médiatique pendant les années 1990, tous titres de presse confondus.
On peut se dire que ce constat n’est pas en soi une grande surprise : s’il y avait eu un battage médiatique autour de la « délinquance écologique » ou de la « criminalité environnementale », exprimée ainsi, on s’en souviendrait… Et puis, cela reflète un problème plus général dans la médiatisation des questions environnementales, dont Acrimed s’est régulièrement fait l’écho. Ceci dit, ce n’est pas si intuitif que ça et on peut même insister sur l’étonnement que cela pourrait ou devrait susciter. Compte tenu de la montée en puissance des préoccupations environnementales, même trop faible au vu de la gravité des enjeux, on pourrait s’attendre à un recours de plus en plus fréquent à de telles expressions, fût-ce de façon plus ou moins discrète ou modeste. D’autant que, sur le papier au moins, elles ne paraissent pas dénuées de « valeur journalistique ». Or, tout compte fait, c’est très peu le cas.
Bien sûr, cela ne veut pas dire que le thème lui-même est absent du paysage médiatique. Au cours des années 2010, on le voit bien émerger, d’abord sous l’expression « préjudice écologique », puis sous le terme d’« écocide », indéniablement frappant. Mais outre le caractère tardif d’une telle émergence, il est intéressant de noter que, contrairement à des expressions comme « cybercriminalité » ou « délinquance sexuelle », devenues courantes, les atteintes à l’environnement sont rarement qualifiées médiatiquement comme des crimes ou des délits, comme de la criminalité ou de la délinquance, y compris dans des cas où leur légalité est douteuse ou pourrait être questionnée. Des termes qui, a contrario, sont volontiers employés à propos de transgressions qui, en comparaison, peuvent être jugées moins sérieuses, certaines atteintes aux biens ou à la propriété par exemple. (...)
l’un des points importants, c’est de montrer que d’une manière générale les représentations médiatiques pâtissent d’un certain légalisme. C’est-à-dire qu’elles collent aux règles établies ou qu’elles s’y fient sans en questionner l’origine (les rapports de force dont elles dérivent) ou le sens (les principes sur lesquels elles reposent). Les normes juridiques, ça ne vient pas de nulle part et ça n’exprime pas magiquement un improbable « intérêt général »… Bien sûr, la place manque généralement aux journalistes pour se livrer à un tel exercice critique. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il est tout de même possible de le suggérer en peu de mots, or c’est (très) rarement fait. La qualification médiatique tend alors à conforter la qualification juridique ou judiciaire, et plus largement le discours officiel ou dominant, alors qu’elle pourrait marquer un écart, adopter un point de vue différent. (...)
tendance médiatique à coller à ce discours autorisé, à en adopter sans distance les partis pris, et du même coup à les diffuser et les légitimer. Ce qui produit une double couche de fausse neutralité, d’autant plus difficile à mettre en cause qu’elle fait part d’actes ou de phénomènes objectivement choquants ou propres à susciter l’indignation (le braconnage d’espèces protégées, par exemple).
Car un discours coproduit par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et Interpol, comme c’est le cas pour la « criminalité environnementale » au cours des années 2010, ça n’a rien de neutre, quand bien même ça se présente sous une forme documentée et soignée. Ce n’est pas qu’il faille s’en débarrasser sous prétexte que ça ne vaudrait rien ; c’est même parfois précieux. Simplement qu’il faut tenir compte des conditions de production de ce genre de documents pour en apprécier le contenu. Un contenu qui, par exemple, passe sous silence l’échange économique et écologique inégal, dans le cadre des rapports de domination géopolitiques. Ou bien qui, en braquant l’attention sur le « crime organisé » tel que légalement défini, escamote le rôle des grandes entreprises dans la destruction du vivant… mais aussi dans la définition des normes légales, par voie de lobbying. Et qui par conséquent ne livre qu’une représentation partielle, voire biaisée du phénomène considéré. De ce point de vue, sa validation médiatique pose problème.
Et elle pose d’autant plus problème qu’elle a des effets sur le champ politique. (...)