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Le Grand Continent
Quelle doctrine pour les gauches européennes ? une conversation avec François Ruffin, Paul Magnette, Chloé Ridel et Carlos Corrochano
#UE #Gauche
Article mis en ligne le 6 juin 2023

Carlos Corrochano, vous êtes conseiller de la ministre du travail espagnole et leader du parti Sumar, Yolanda Diaz, qui a signé l’article au cœur de notre discussion d’aujourd’hui dans le dernier volume du Grand Continent, Fractures de la guerre étendue. Pourriez-vous nous résumer son propos : quelle doctrine et quelle stratégie pour la gauche, pour les progressistes en Europe dans les années qui viennent ?
Carlos Corrochano

Nous avons besoin d’une approche flexible et adaptée à un contexte de grande incertitude et de changement constant. En réalité, nous devons davantage penser à la stratégie qu’à la doctrine.

L’idée de l’article de Yolanda Díaz était de poser les bases d’un débat stratégique débarrassé des clichés et des automatismes classiques de la gauche. Il est important de rendre la stratégie aussi concrète que possible. Cela est plus évident que jamais après ce qui s’est passé en Grèce. À l’échelle mondiale, nous vivons un moment de récession géopolitique, comme l’appelle Ian Bremmer ; un moment de clair-obscur, paradoxal et contradictoire.

Nous vivons une véritable crise de régime, une crise organique dont les symptômes morbides sont visibles partout — contrairement à celle de 2008, celle-ci est beaucoup plus marquée par l’ampleur de la crise écologique et de l’urgence climatique.

Après l’échec de la réforme fiscale de Liz Truss et du parti conservateur britannique, et le rejet dans la rue de la réforme des retraites en France, on pourrait dire, de manière provocatrice, que le néolibéralisme est intellectuellement moribond, incapable d’offrir des « horizons de certitude », comme dirait García Linera — ce qu’il faisait il y a encore trente ans. (...)

Pour la première fois depuis longtemps, les élites n’ont pas de programme. La logique du marché et de la gouvernance mondiale a perdu sa légitimité. Or il est important de poser un bon diagnostic pour deux raisons. D’abord parce que, comme l’écrit Stuart Hall, « celui qui veut intervenir dans la réalité doit le faire sur la base d’informations exactes, libérées des chaînes de la nostalgie ». Si nous voulons être efficaces, ce ne peut être que sur la base d’une analyse rigoureuse des choses telles qu’elles sont, et non telles que nous voudrions qu’elles soient.

Ensuite, seule une crise peut conduire à un véritable changement. Lorsqu’une telle crise a lieu, les actions qui sont entreprises dépendent des idées qui se trouvent dans l’environnement. Il s’agit là de notre fonction fondamentale : développer des alternatives aux politiques existantes, maintenir ces alternatives vivantes et disponibles jusqu’à ce que ce qui est politiquement impossible devienne politiquement inévitable. (...)

Dans ce contexte, l’Europe est plus importante que jamais. Et trois sorties sont possibles. La première, celle de la reconfiguration néolibérale, favoriserait la protection des privilèges des élites européennes ; ce serait un remake de 2008. Une deuxième option, encore plus inquiétante, serait la protection d’une minorité nativiste et excluante. C’est la lecture réactionnaire du déclin de l’Europe. Mais il existe une troisième option, que nous appelons l’européisme transformateur. L’Europe doit faire tout ce qu’il faut pour protéger les gens : avec, par exemple, un Pacte vert européen élargi ; avec des ambitions renouvelées et des objectifs avancés, qui doit être notre principale boussole politique pour la prochaine décennie ; avec une réforme des traités pour protéger les personnes et pour inclure, comme le syndicalisme européen nous le demande, un protocole de progrès social ; avec la transformation de l’architecture institutionnelle et de la politique monétaire dans l’Europe d’aujourd’hui ; avec enfin la construction d’un multilatéralisme démocratique et d’une autonomie stratégique au service des citoyens européens et non des bilans de l’industrie de l’armement du continent. (...)

Les clefs d’un monde cassé.

Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.

Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
(...)

Nous avons le devoir de construire un nouveau mouvement politique à l’échelle européenne et à vocation transversale qui unisse les verts, les gauches et les progressistes de traditions et d’origines très diverses. Il s’agit de convertir l’élan euro-critique en vocation de transformation. Seule l’extrême-droite a réussi à construire un sujet politique à l’échelle continentale, une internationale réactionnaire qui, malgré ses différences internes et sa division en différentes familles, est perçue comme un bloc compact, produisant des effets matériels, toujours au détriment des classes populaires, des femmes ou des personnes migrantes.

L’important est d’articuler un discours ancré dans le moment social, de reconstruire un horizon de mobilisation crédible. (...)

Il n’y a peut-être pas eu de moment plus critique et plus décisif pour la gauche depuis des décennies, avec un plus grand potentiel d’ambition et de créativité politique. (...)

Yolanda Díaz écrit que : « L’Europe a été et reste l’échelle pertinente pour améliorer la vie des gens, en raison de l’ampleur de ses politiques et du large soutien qu’elle conserve parmi les citoyens qui, loin d’être purement symbolique, produit des effets matériels. ». Paul Magnette, partagez-vous cette analyse ? Selon-vous, quelle est la doctrine qui permettra la victoire des progressistes en Europe dans les années à venir ?

Ce sont, c’est vrai, des questions de doctrine, mais aussi de stratégie. Il est important de réfléchir aux deux. Or aujourd’hui, la gauche a moins un problème de doctrine, qu’un problème de stratégie. Bien sûr, il y a tout un héritage : il faut compter avec une idée de social-libéralisme encore en cours de liquidation – elle fut un échec total et l’on doit définitivement tourner la page. Encore qu’elle embarrassa certains pays moins que d’autres — la France bien plus que la Belgique, pour évoquer un terrain que je connais.

Aujourd’hui, il y a une urgence climatique absolue, qui devient le cœur de toute problématisation politique. Mais il faut en même temps reconnaître que cette urgence climatique est d’abord et avant tout une question sociale — c’est pour cela qu’il faut pour moi mêler ces deux enjeux dans des problématiques qui soient écosocialistes.

Naomi Klein dit — et je trouve que la formule est très juste — que la droite a fait du climato-scepticisme un élément constitutif de son identité, et que la gauche doit faire de la lutte contre le changement climatique un élément de son identité. Pour intégrer cet enjeu dans la continuité de ses références et de ses répertoires d’action, la gauche, politique et syndicale, intellectuelle et associative, doit convaincre que lutter contre le réchauffement climatique, c’est à chaque fois lutter contre une inégalité.
C’est tout d’abord une inégalité de responsabilité ; les plus riches polluent plus que les plus pauvres, au sens large des émissions de gaz à effet de serre. Ensuite, il y a une inégalité d’exposition : les pauvres sont beaucoup plus victimes de la pollution sonore, de la pollution de l’air et de toutes les conséquences en matière de santé, parce qu’ils n’ont pas le choix de leur travail et de leur lieu de vie. Et puis il y a enfin une inégalité d’accès, une pauvreté environnementale : les pauvres bénéficient beaucoup moins de tous les bienfaits d’un environnement sain, d’une proximité avec la nature ou d’une alimentation de qualité.

Il s’agit donc vraiment d’une triple peine (...)

Mettre en œuvre un écosocialisme impliquerait d’isoler les bâtiments, de changer radicalement l’agriculture, d’investir massivement dans les énergies renouvelables dans la mobilité collective. Si on ne fait pas tout cela en 2024, alors je pense qu’il faudra mettre le pied dans la porte : ne pas investir la Commission et créer une forme de crise institutionnelle — nécessaire pour obliger à réorienter le cours des politiques.

Peut-on aller jusqu’à provoquer les institutions, François Ruffin ? Est-ce là une bonne stratégie pour les gauches européennes ?

Il me semble qu’il ne faut pas passer au-dessus de l’échelle nationale en la négligeant. Quand on dit que l’Europe est le meilleur endroit pour prendre des décisions, je répliquerais que, quand il veut, l’État peut. On l’a vu pendant la crise du Covid en France. C’est un échelon qu’il ne faut pas négliger.

Quand Yolanda Díaz dit que l’Europe est la meilleure échelle, j’en conviens sur beaucoup de points — ce serait, par exemple, une échelle idéale pour la régulation économique ou fiscale. Mais j’emploie là le conditionnel.

Il faut se placer dans le temps long de la gauche : la fameuse « parenthèse » s’ouvre dans les années 1980 et l’Union européenne a son rôle dans ce changement. Lionel Jospin a pu dire à ce moment-là — il était alors premier secrétaire du parti socialiste : nous ouvrons une parenthèse libérale et nous nous rallions à l’Allemagne sur les questions monétaires, nous refusons de faire du protectionnisme. Il y a eu, à cette époque, une adhésion à l’orthodoxie néolibérale en train de se former ; elle se consolida avec l’Acte Unique européen, puis l’Europe de Maastricht et les élargissements successifs. La conséquence fut des délocalisations en série. Aussi suis-je sceptique à l’idée de parler de l’Europe sociale : il ne me semble pas que l’électorat puisse réellement y croire. (...)

La mondialisation a produit de fait un divorce des deux cœurs sociologiques de la gauche. Le cœur des classes intermédiaires a été peu frappé par les délocalisations et la désindustrialisation — une certaine partie a même considéré que la mondialisation était heureuse ; elle était du moins passive face à ce tournant. D’un autre côté, les classes populaires ont connu le quadruplement des taux de chômage dans les années 1980. Dès ce moment-là, leur niveau de vie a stagné ou baissé. Ces conséquences économiques se sont traduites en choix politiques dans les urnes : la montée de l’extrême-droite en France est directement liée à ce processus. (...)

Pourtant, une nouvelle période s’ouvre et le jeu n’est pas figé. Le marbre dans lequel était gravé le traité s’est fissuré. Il y a nécessité de maintenir la brèche ouverte, et certains signes témoignent en ce sens. L’on assiste ainsi aux prémisses d’une bascule idéologique : l’Union européenne vient de poser la question de la présomption de salariat pour les auto-entrepreneurs — la France, qui est supposée être moins libérale par son histoire, refuse la proposition par la voix d’Emmanuel Macron. (...)

les termes de concurrence, de mondialisation heureuse et de prospérité ne trouvent plus d’écho. (...)

Certes, il y a encore des forces sociales qui continuent à pousser dans cette même direction, chargeant l’inertie du statu quo. Mais dans la masse de l’électorat, ces termes inquiètent plus qu’ils ne produisent de l’adhésion et de l’envie. Un autre point important, c’est qu’il faut compter avec l’impératif écologique dans le temps présent. Cette urgence produit un autre rapport au temps. (...)

nous savons que ce qui est détruit ne sera plus reconstruit — et cela rend le rapport à la politique plus tragique.

La conjonction de ces éléments doit nous forcer à nous inscrire au maximum dans les brèches qui peuvent être ouvertes au niveau de l’Union européenne. Mais il ne faut pas négliger tout ce qui peut être fait au niveau national : c’est un terrain d’action tout à fait praticable.

Chloé Ridel, quelle doctrine mettre au cœur des gauches européennes : une social-démocratie réinventée, une union populaire, un écosocialisme ?
Chloé Ridel

Comme l’a rappelé François Ruffin, une erreur fondamentale a été commise par les socialistes dans les années 1980, sous Mitterrand. Celui-ci a renoncé à exiger qu’avant de libéraliser les flux de marchandises et capitaux, ceux-ci soient harmonisés avec des enjeux environnementaux et sociaux. En conséquence, le marché nous a dicté ses normes. Il convient d’abord d’être lucide sur cette erreur. Aujourd’hui, l’Europe est depuis près de quatre ans dans un moment historique de bascule. Une conjonction de crises — pandémie, crise écologique, guerre en Ukraine — sont en train de faire basculer le continent dans une autre phase de son histoire et d’ouvrir des brèches. (...)

nous avons interdit récemment l’importation sur le marché de tous les produits issus de la déforestation ou du travail forcé ; nous avons commencé à créer une taxe carbone à nos frontières. Tout cela est insuffisant ; mais l’on voit que la bascule s’amorce progressivement. La guerre en Ukraine nous a aussi amené à prendre des décisions majeures pour sortir notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie ; ce fut un pari gagné. Nous essayons aussi de sortir de notre dépendance industrielle et économique vis-à-vis de la Chine — de notre dépendance militaire vis-à-vis des États-Unis aussi, quoique ceci soit plus ardu. (...)

L’Europe devient progressivement un levier parce qu’elle a montré qu’elle était capable de bifurquer — elle n’est pas par essence un granit libéral ou néolibéral. Certes, il y a présentement une hégémonie libérale, et ce n’est pas la fin du chemin, mais plutôt le début. Il s’agit néanmoins d’être capable maintenant d’entrer dans le rapport à l’échelle pertinente, et porter une stratégie qui soit une offensive. Ce que Paul Magnette a essayé de rendre par le terme d’écosocialisme me semble très pertinent. (...)

Quelles peuvent-être les propositions qui incarnent la bascule, le changement d’époque ?

Elles peuvent porter sur notre capacité à contrôler non seulement les investissements étrangers faits en Europe, mais aussi ceux que les entreprises européennes font à l’étranger. (...)

Paul Magnette, vous avez expliqué qu’il y avait davantage un problème de stratégie. Mais avant de faire pression sur la Commission, il faut gagner les élections. Pourriez-vous développer l’articulation entre ces deux formes de politique ?
Paul Magnette

L’une va avec l’autre : on ne gagne les élections que si on a une perspective claire. On perd les élections quand personne ne sait exactement ce que l’on va faire, ni sur le fond, ni sur la manière. (...)