
Les Kurdes de Syrie sont d’abord connus pour leurs faits d’armes. Leur « projet révolutionnaire », aux antipodes de celui des djihadistes, leur attire également la sympathie d’une partie des gauches européennes. Les vicissitudes de leur trajectoire dans la guerre syrienne sont pourtant largement ignorées.
Qu’a signifié la révolution syrienne de 2011 pour la jeunesse kurde ? Comment s’en est-elle éloignée ? Quel rôle ont joué les organisations kurdes telles le PKK, et comment gèrent-elles les territoires conquis ? Quel est l’avenir de ces territoires autonomes, coincés entre la Turquie d’Erdogan et le régime de Bachar al-Assad ? Arthur Quesnay, chercheur de terrain spécialiste des Kurdistans irakien et syrien, co-auteur de l’ouvrage Syrie, anatomie d’une guerre civile, fait une lecture sans concessions de la situation. Entretien.(...)
Fortement réprimés sous Hafez al-Assad, puis sous Bachar al-Assad à partir de 2000, les Kurdes ont accumulé un savoir-faire en matière de protestation qu’ils réactivent très vite en 2011. Ils se sont longtemps mobilisés pour revendiquer leurs droits en réaction à la politique d’arabisation musclée des zones kurdes par le régime syrien, depuis les années 60-70. Ces mobilisations se sont intensifiées après l’expulsion du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, ndlr] par le régime Assad en 1998. Damas s’appuyait en effet sur le parti pour assurer son contrôle sur les zones kurdes.
Les années suivantes sont marquées par de fortes mobilisations, comme la révolte de Qamishli en 2004, dans la région kurde du nord-est, durant laquelle il faut plusieurs semaines au régime – et une répression qui fait des dizaines de morts – pour stopper la mobilisation. En 2011, les jeunes kurdes réutilisent cette expérience : comment agir face à la police, se regrouper rapidement, organiser de petites mobilisations « flash », sans se faire attraper. De ce point de vue, la jeunesse kurde a même joué un rôle moteur dans la révolution, et transmis à certains révolutionnaires une expérience précieuse.(...)
La surprenante capacité du PKK à se déployer en Syrie provient des expériences turque et nord-irakienne, où le parti essaie de contrôler des zones rurales depuis les années 1990. La principale nouveauté en Syrie est que le PKK, après sa campagne contre l’État islamique (EI), contrôle aussi des villes et des zones non kurdes. Mais le parti reproduit systématiquement le même modèle institutionnel depuis des années : il verrouille la population par des comités locaux élus dans chaque quartier ou village, avec des candidats qui sont en fait présélectionnés ; il crée, par cooptation, un système de représentation multi-communautaire ; il bâtit des forces armées sous contrôle direct de militants du parti. Le budget et les salaires sont contrôlés par les cadres du PKK qui se réservent le droit d’intervenir à n’importe quel niveau des institutions, en qualité de « conseillers ».
Comment ces institutions fonctionnent-elles ?
La prise en main des territoires s’opère à deux niveaux : au niveau de la population, les militants du PKK envoyés en Syrie sont chargés de mettre en place des « maisons du peuple » (mala gal) à partir de l’été 2012. Elles regroupent et coordonnent le travail des institutions – ex-administrations de l’État syrien et tribunaux repris par le PKK – avec la multitude d’associations que le parti crée ou récupère sous sa coupe. Dans les faits, les mala gal servent de façade démocratique au PKK, en dissimulant ses cadres derrière une multitude d’acteurs civils qui sont en fait dépourvus de pouvoir. La structure institutionnelle ne reflète pas la distribution réelle du pouvoir : parmi la population, personne ne sait réellement qui donne les instructions, et qui commande la force armée qui se développe sous le contrôle de plusieurs centaines de combattants du PKK.
Au niveau politique, le PKK met en place à partir de l’été 2012 une coalition d’associations civiles, qui est connue sous le nom de Tevdem [5]. Cette instance compte 354 membres – dont seulement 12 sont issus du PYD [parti souvent perçu comme le principal parti kurde en Syrie ces dernières années, ndlr]. Sa fonction est de rassembler et de contrôler, par le haut, les réseaux qui se créent. Il est aussi censé représenter les « Kurdes syriens » à l’étranger, s’occuper des relations extérieures. Dans les faits, le PKK choisit de passer par d’autres intermédiaires, tel le PYD, pour engager des négociations avec des tiers. Cette stratégie de contrôle, à deux niveaux, permet au PKK de verrouiller les institutions qui se créent, tout en gérant localement les enclaves kurdes et les territoires repris à l’État islamique.(...)
Les images et témoignages qui nous parviennent depuis plusieurs années font souvent état d’un vrai soutien populaire... Cette représentation est-elle surfaite ? Ou le mouvement bénéficie-t-il d’un soutien réel ?
Le soutien populaire est toujours difficile à mesurer... D’autant plus qu’il évolue avec le temps. Ce qui est certain, c’est que le PKK en 2011 est très impopulaire. Mais à mesure que la révolution évolue en une guerre civile dans laquelle les dynamiques identitaires sont très fortes, les Kurdes vont devoir faire front commun. En 2012-2013, il y a encore de nombreuses brigades kurdes qui se battent avec l’Armée syrienne libre (ASL). Mais en 2014, lorsque l’EI accentue son offensive, le PKK se débrouille pour interdire aux autres brigades kurdes d’opérer. Par conséquent, le PKK devient la seule organisation militaire kurde.
Quid des dimensions sociale et écologique ? Y a-t-il des réalisations concrètes ? Les évolutions sont-elles, peut-être, mises entre parenthèses par la guerre ?
Il y a des avancées. Sur la question du genre, que le parti présente comme un grand bond en avant pour la société, de nouvelles pratiques sont mises en place. Des femmes sont maires, combattent, certaines sont cadres du PKK – venant de Turquie ou d’Iran – et s’imposent. En matière d’écologie il y a quelques réalisations, au niveau de la justice, de l’éducation faite en kurde, aussi [à ce sujet, lire notre reportage : Dans le « Rojava » syrien, une marche vers l’écologie ralentie par la guerre, ndlr]. Mais cette tentative de « changer la société » reste difficile à évaluer. Il y a beaucoup de communication, et le parti garde la main sur les secteurs stratégiques. (...)