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Que l’Académie tienne sa langue, pas la nôtre
Article mis en ligne le 29 novembre 2017

Depuis que les éditions Hatier ont publié un manuel qui applique en partie l’écriture inclusive1, le débat fait rage. Une simple mesure d’égalité, qui applique les recommandations du Guide pratique pour une communication publique sans stéréotypes de sexes mis en ligne par le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes ? Un « péril mortel » pour la langue, comme l’a proclamé l’Académie française — qui ne compte pourtant pas de linguiste dans ses rangs ? Ou, plus simplement, un débat sans importance ? C’est pour tenter de clarifier certains termes du débat, pour dénoncer l’incompétence et l’anachronisme de l’Académie, que plus de 70 linguistes francophones ont décidé de riposter, par la présente tribune, en exprimant un souhait commun : que la langue française devienne un objet de réflexion collective.

En tant que spécialistes du français contemporain ou de l’histoire du français, nous nous réjouissons de l’ampleur des débats linguistiques qui ont lieu actuellement, aussi bien dans les cafés, les repas de famille que dans les médias et sur les réseaux sociaux. Ils témoignent de la vitalité de cette langue partagée par plus de deux cents millions de francophones sur tous les continents. Des débats sur le vocabulaire, la prononciation, l’orthographe, la grammaire ou, de manière plus large, sur les règles de bienséance sociale en matière de comportement langagier ont toujours eu lieu ; ils accompagneront toujours l’évolution d’une langue vivante, parlée et écrite par autant de gens. Mais à certains moments plus qu’à d’autres, ces débats passent sur le devant de la scène, comme c’est le cas aujourd’hui.

Les polémiques actuelles sur l’expression du genre en français existent depuis des siècles et se poursuivront tant que le genre des mots (pronoms, adjectifs, noms) qui se réfèrent aux êtres humains en français sera associé au genre social des personnes désignées. La situation est la même dans toutes les langues romanes, et les débats s’y tiennent dans les mêmes termes. Tant que nous dirons « elle, une actrice talentueuse », lorsque nous identifions une femme, et « lui, un acteur talentueux », lorsque nous identifions un homme, le genre ne sera pas arbitraire et nous aurons besoin de construire des réponses aux questions qui touchent à son expression. Mais comment parler d’un groupe dans lequel nous avons identifié vingt femmes et un homme, ou au contraire, vingt hommes et une femme ? Est-ce pertinent de dire « ils » pour des groupes de compositions aussi différentes, ou vaut-il mieux utiliser un pronom accordé à la majorité ? Comment parler d’un groupe composé d’un très grand nombre de personnes : est-ce suffisant de dire « les ouvriers » pour signifier qu’on se préoccupe des temps partiels imposés et des congés de maternité ? Sommes-nous plus explicites lorsque nous disons « les ouvriers et les ouvrières » ? Les réponses à cette question n’ont rien qui relève de l’évidence. Et laisser croire que c’est l’usage qui a spontanément résolu la question en imposant la règle du « masculin qui l’emporte sur le féminin » est d’une mauvaise foi sans bornes. Il s’agit bien d’une intervention des académiciens du XVIIe siècle, destinée à influencer des pratiques linguistiques fort variables, et non pas d’un enregistrement de l’usage. Ainsi, il est tout à fait possible d’émettre au XXIe siècle des recommandations différentes afin de faire évoluer cette convention : accord avec le mot le plus proche, accord à la majorité…

Que cela plaise ou non, il n’est pas seulement question de linguistique, mais également de politique. (...)

Il nous semble important de faire savoir que la grammaire prescriptive, celle qui codifie la langue, est liée à la politique et à l’organisation sociale des personnes qui partagent une langue ; elle n’a rien d’immuable, comme la force d’attraction gravitationnelle ou la course de la Terre autour du Soleil ! Différentes règles linguistiques se font concurrence, car les gens ne parlent ni n’écrivent de manière homogène. L’institution chargée de l’enseignement permet de faire pression sur les règles en concurrence permanente, en attribuant une valeur prestigieuse à une variante plutôt qu’à une autre, ou bien en acceptant la variation, selon les cas. Mais cela se renégocie sans cesse. Il en sera toujours ainsi, et il n’y a là rien d’inquiétant. Au fond, il suffit de faire participer le plus grand nombre à ces débats et, au bout d’un moment, des tendances émergent, les dictionnaires et les grammaires les enregistrent, et les débats se calment… avant de reprendre, trente ou cinquante ans plus tard. (...)

Les positions exprimées récemment par des membres de l’Académie française montrent leur ignorance des mécanismes des changements linguistiques, ce qui n’est pas surprenant. Ce n’est pas parce que l’on utilise un outil que l’on sait comment il est construit. On peut avoir des avis sur son efficacité, son utilité, et même son esthétique, sans pour autant savoir comment il est structuré. Pourtant, la diffusion massive du féminin pour nommer les métiers et les fonctions exercées par les femmes, en dépit des recommandations de l’Académie, aurait dû servir de leçon aux Immortel·les et les inciter à des prises de position plus mesurées et plus prudentes. (...)

Au fil du temps, dès que l’on prend le recul qu’impose le regard historique, on s’aperçoit que les changements linguistiques sont parfois amorcés par une élite, avec plus ou moins de succès, et parfois imposés à cette même élite par l’usage majoritaire, lequel échappe au contrôle institutionnel. (...)

Ces discussions sont toujours vives : toucher à la langue fait ressurgir des émotions ressenties durant l’enfance, interroge le sentiment d’appartenance à une communauté, le rapport identitaire à l’histoire et au patrimoine. (...)

Or, si les images aident à comprendre le monde, il ne faut pas pour autant oublier qu’elles ne sont que des comparaisons et non des réalités ; car « [c]e qui se conçoit bien s’énonce clairement », parait-il. Une langue n’a pas de visage ; c’est un système avec des règles en partie arbitraires, en partie motivées. Quand ces règles ne correspondent plus aux besoins, elles changent, que les puristes veuillent l’admettre ou non. (...)

Nous l’affirmons sans l’ombre d’un doute : le français n’est pas en danger. Tous les paramètres sont au vert : parlé sur tous les continents, le français est une langue de culture, du quotidien, d’apprentissage, de compétences (professionnelles, administratives…) pour des millions de personnes dans le monde. Il ne risque strictement rien si quelques règles sont modifiées. (...)