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Qu’est ce que ça fait d’être un problème ?
Article mis en ligne le 25 janvier 2015
dernière modification le 22 janvier 2015

Pour remédier à « l’aveuglement général devant les sources de la violence qui a frappé » Paris les 7, 8 et 9 janvier, et qui voudrait qu’il s’est agi avant tout d’un problème « musulman », « il est indispensable de revenir aux faits et d’adopter une analyse profane de la violence politique », affirme un groupe d’universitaires parmi lesquels Nacira Guénif-Souilamas et Marwan Mohammed.

« Qu’est ce que ça fait d’être un problème ? » écrivait le sociologue noir W. E. B. Dubois en 1903. C’est la question lancinante que se posent, depuis une trentaine d’années, les (présumés) « musulmans » français et étrangers vivant en France et en Europe. Le massacre à Charlie Hebdo et la prise d’otages antisémite et meurtrière, perpétrés par un commando armé de trois combattants français se réclamant d’Al Qaïda et de l’organisation « État islamique », ne font qu’exacerber des tensions politiques et sociales déjà existantes dans la société française. Pour certains, ces tueries ne seraient que la concrétisation macabre des prophéties littéraires et journalistiques qui perçoivent la « communauté musulmane » comme « un peuple dans le peuple », dont la présence problématique ne peut se résoudre que par la « remigration », concept euphémisant voulant dire « expulsion ». Pour d’autres, s’il est important de ne pas faire d’amalgame entre islam et terrorisme, il n’en reste pas moins que la solution à cette violence serait la « réforme de l’islam » que devraient (enfin) entamer les théologiens et responsables musulmans.

Ces deux grilles d’interprétation des tueries se trompent sur un fait social majeur : « la communauté musulmane n’existe pas », comme le rappelle justement Olivier Roy. Les organisations musulmanes ne représentent pas les présumés musulmans. Les présumés musulmans constituent une population diverse en termes de classes sociales, de nationalité, de tendances politiques et idéologiques, etc. pluralité qui est complètement écrasée par les injonctions à la « désolidarisation », néologisme qui suppose une solidarité cachée entre les tueurs et les supposés musulmans. Autrement dit, les présumés musulmans sont aussi des présumés coupables, même lorsque l’un d’entre eux est un policier assassiné froidement et un autre un ancien sans-papiers ayant sauvé plusieurs vies dans le supermarché casher. Les présumés musulmans font ainsi face à une situation terrible : ils seraient la source du problème parce que musulmans et se voient dans le même temps sommés de se « désolidariser » publiquement en tant que musulmans... Ils sont ainsi animés d’une double indignation : l’une qui condamne les tueries et compatit avec les familles des victimes, et l’autre qui refuse l’injonction diffamante à la « désolidarisation ».

Si ces deux types de discours se sont imposés en France, c’est parce que les immigrés d’hier sont devenus les présumés musulmans d’aujourd’hui. Après le « problème de l’intégration des immigrés », nous sommes passés au « problème musulman », dont l’enjeu est pourtant identique : ont-ils la légitimité de vivre sur le territoire français ? On ne conçoit pas que l’expulsion des chômeurs français soit la solution du « problème du chômage », mais elle est ouvertement envisagée lorsqu’il s’agit du « problème musulman ». Il existe donc une vérité inavouable lorsqu’on réduit l’identité des présumés musulmans à leur islamité. La chose n’est pas nouvelle : ils ne seraient que des Français de papier, qui mériteraient d’être expulsés même s’ils ont la nationalité française.

On ne peut dès lors que s’interroger sur l’aveuglement général devant les sources de la violence qui a frappé la capitale. (...)

La conjoncture historique ressemble à celle de l’après 11-Septembre, où les journalistes de bureau et philosophes de plateaux donnaient des « leçons de terrain » aux politistes, sociologues et journalistes qui menaient depuis des années des enquêtes sur les groupuscules violents à référence islamique. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité même de produire un discours rationnel, fondé empiriquement, à l’heure où les islamophobes de tout poil profitent de la fenêtre d’opportunité pour imposer le retour de l’idée de « choc des civilisations ».

Après la mise à l’index des présumés musulmans, ce sont les journalistes et militants ayant supposément dénoncé l’islamophobie de Charlie Hebdo qui sont cloués au pilori. Ceux-ci seraient « responsables » des tueries et devraient rendre des comptes, comme si les tueurs s’étaient inspirés de leurs articles et communiqués pour mener leur opération. C’est leur attribuer une surface médiatique qu’ils n’ont pas, tant l’accès à l’arène publique est sélective et témoigne d’une asymétrie persistante dans les régimes de prise de parole. (...)

Pour éviter cet aveuglement morbide qui ne peut qu’alimenter une escalade de la violence déjà illustrée par la multiplication des actes islamophobes, il est indispensable de revenir aux faits et d’adopter une analyse profane de la violence politique. Ces combattants ne sont pas les seuls à user de la violence : d’autres groupes le font au nom d’autres idéologies et dans le cadre d’autres conflits. Il faut absolument déspécifier la violence commise par les combattants à référence islamique pour en saisir les mécanismes profonds et, si l’on est responsable politique, tâcher de la prévenir. La question qui se pose est dès lors la suivante : comment entre-t-on dans cette « carrière » de combattant ? Quelles sont les conditions de possibilité de la violence politique ? (...)

Après avoir été soutenus par les États-Unis contre l’Union soviétique, les « combattants de la liberté » qu’étaient les Talibans et les futurs cadres d’Al Qaïda ont pris pour cible leurs anciens alliés étasuniens après la chute du Mur. Ils ont imposé en Afghanistan leur ordre politico-religieux à l’aide de puissances étrangères et constitué un havre pour tous les combattants du monde partageant leur idéologie et voulant apprendre facilement les techniques d’exécution et de destruction. Plusieurs générations de combattants ont été formées dans les camps d’entraînement afghans. La « bête immonde » est l’enfant des interventions occidentales, s’est nourrie des conflits de pouvoir en Algérie, en Tchétchénie, en Bosnie, etc., mais elle a frappé au cœur des puissances occidentales en 1995 à Paris, en 2001 à New York, en 2004 à Madrid et en 2005 à Londres. Après l’accumulation de capital militaire depuis les années 1970, une vague de violence sans précédent s’abat sur les puissances occidentales, perpétrée par des combattants aguerris. Alors que ces groupes violents étaient confinés à quelques pays, la « guerre contre le terrorisme » a favorisé leur multiplication dans des pays jusque-là épargnés ou moins concernés : Irak, Syrie, Lybie, Yémen, Mali, Pakistan, etc. Une nouvelle génération, incarnée par les leaders de l’organisation « État islamique », se forme militairement dans le combat contre l’occupation occidentale, se radicalise dans ou à la vue des geôles d’Abu Ghraib et de Guantanamo et circule dans un véritable réseau transnational allant de l’Afrique à l’Asie. Autrement dit, la première source de la violence politique à référence islamique réside dans la violence d’État au Moyen-Orient et les conséquences désastreuses des guerres menées précisément au nom de la « lutte contre le terrorisme ». (...)

La seconde source de la violence est liée à l’anomie sociale qui s’aggrave dans les quartiers populaires français. Contrairement à ce que sous-entend l’injonction islamophobe de la « désolidarisation », les trois membres du commando sont en quelque sorte des « électrons libres » avec de faibles attaches personnelles et affectives, produits de ruptures biographiques traumatisantes, de la désaffiliation sociale et des inégalités structurelles, qui les ont plongés dans le monde de la délinquance et des groupuscules violents. (...) Ces enfants des classes populaires ont incorporé un haut niveau de violence sociale, faisant d’eux des écorchés vifs, et ne trouvent plus de sens à leur existence dans les structures traditionnelles, mais dans une idéologie nihiliste et mortifère qui leur promet puissance et reconnaissance et reste ultra-minoritaire dans les quartiers populaires. (...)

Les conditions de possibilité de la violence politique de janvier 2015 sont multiples. Les analyses des chercheurs en sciences sociales mériteraient d’être mieux écoutés par les responsables politiques. Or ce sont les experts ès « islam-et-terrorisme » qui ont l’oreille complaisante du prince, de ses conseillers et des médias. Les défaillances des services de renseignement, qui avaient repéré et auditionné les tueurs, semblent être occultées par l’aura de leur « neutralisation ». Les premières réactions politiques semblent aller dans le sens du pire : voter un « Patriot Act à la française » alors qu’une loi liberticide sur le terrorisme a déjà été votée il y a deux mois ; relancer le débat sur la peine de mort ; cibler l’« ennemi intérieur » musulman inassimilable, etc. On peut s’attendre que certains voudront remettre en cause le droit du sol. En bref, les leçons de la politique post 11-Septembre semblent ne pas avoir été retenues : la violence politique se nourrit de la violence d’État et de la violence sociale.