
Il s’agit de comprendre ce qu’il se passe durant cet état d’urgence sanitaire afin de renforcer et coordonner les solidarités et les résistances populaires.
L’état d’urgence (sanitaire) : une généalogie coloniale, militaire et contre-révolutionnaire
Il n’est pas innocent que le gouvernement français ait décidé de donner le nom d’état d’urgence sanitaires aux mesures prises en réponse à la pandémie. Un tel nom fait évidemment référence à l’état d’urgence tel qu’il a été forgé et utilisé par l’État français au cours des 60 dernières années, et qui, loin d’incarner une législation d’exception, est un révélateur des structures coloniales et de l’exacerbation de leur violence. L’état d’urgence a été créé en avril 1955 afin d’écraser la Révolution algérienne dans un contexte où les pouvoirs spéciaux, conférés à six reprises aux gouvernements entre 1954 et 1962, achèveront de compléter cette violence coloniale légalisée. Les pouvoirs-spéciaux ont d’ailleurs ceci en commun avec l’état d’urgence sanitaire qu’ils permettent au gouvernement de prendre toute sorte de décrets sans avoir à les faire voter. (...)
Dans les colonies d’outremers
Malgré un manque d’informations sur les situations en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, à la Réunion, à Wallis-et-Futuna ou en Polynésie notamment, nous pouvons avancer plusieurs points dans les autres colonies d’outre-mer, en se basant sur la presse et quelques échanges téléphoniques avec des personnes de ces pays.
Le virus y est arrivé plus tard qu’en métropole, en provenance de France ou de croisiéristes. Aujourd’hui, le nombre de cas est limité en apparence. Le confinement a été déclenché en même temps qu’en France mais il est dans une phase plus précoce de son développement. En Martinique, en revanche, l’épidémie est plus avancée.
La Guyane a une frontière avec deux voisins : le Surinam, où la pandémie semble plutôt bien gérée et le Brésil où elle se répand à grande vitesse à cause des politiques criminelles de Bolsonaro. Les peuples autochtones en forêt sont inquiets, eux qui sont au contact direct avec les réseaux de trafic (cocaïne et orpaillage, surtout) des pays voisins. D’autant qu’on assiste actuellement a une recrudescence de l’orpaillage illégal. En plus des problèmes habituels de violence et de pollution, le fait que de nombreuses personnes transitent par le Brésil fait craindre une large contamination. Certains tentent de gérer sans l’État français en mettant en place des barrages sur les fleuves, mais ils se heurtent à l’administration coloniale. Le pays ne possède que 10 lits en réanimation. (...)
À Mayotte, il y a seulement 13 lits en réanimation (puis 16 au début de crise, alors qu’Édouard Philippe en a promis 34) et le système de santé est déjà saturé. L’île était d’ailleurs déjà touchée par une épidémie de dengue quand la pandémie a commencé. Les conditions matérielles sont difficiles. Beaucoup de gens n’ont pas l’eau courante chez eux (29 % des logements) et de nombreuses personnes, notamment des Comorien.ne.s non-Mahorais.es (et donc « sans-papiers ») vivent dans des villages auto-construits dont la densité et la précarité les rendent particulièrement vulnérables. La répression des mouvements migratoires depuis le reste des Comores, d’ores et déjà militarisé (des milliers de détenus et des centaines de morts chaque année) est devenue encore plus agressive. (...)
En Guadeloupe, le CHU de Pointe-à-Pître était déjà en mauvais état avant qu’un incendie ne le ravage en 2017. Il n’a pas été reconstruit à ce jour et plusieurs services ont dû déménager dans des locaux inadaptés et souvent insalubres. (...)
À la Réunion, des masques moisis recouverts d’une couche verdâtre ont été livrés. La gestion de la crise se militarise par endroits et beaucoup de couvre-feux ont été mis en place : en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, en Polynésie… En subissent les conséquences plus particulièrement, les personnes dont le mode de vie dépend de la rue (deal et travail du sexe notamment). À Mayotte, désormais, les agents de sécurité de l’éducation nationale pourront être armés.
Deux portes-hélicoptères ont été déployés, le premier dans l’Océan indien (il vient d’arriver à Mayotte) et le second dans la Caraïbe (il devrait y être le 14 avril). On a d’abord cru à des navires-hôpitaux, avec des médecins et des lits, mais ça ne sera finalement pas le cas. Comme pour le reste de l’opération « Résilience », cette force militaire a pour missions « la prise en charge médicale », « la protection de la population » mais également un « soutien aux forces de sécurité intérieure ». La communication du ministère de la Défense insiste désormais sur la démonstration de la capacité militaire de ces navires de guerre, finalement dépourvus de moyens médicaux. La même chose peut être observée dans le déploiement d’un avion militaire A400M en Polynésie.
Face à ce durcissement sécuritaire, on observe diverses formes de résistances et d’organisation. (...)
Globalement, ce moment est un révélateur de la situation coloniale. C’est d’une entité administrative située à des milliers de kilomètres que dépendent des décisions sanitaires immédiates. Dans des économies grandement dépendantes de la France et de l’Europe, d’où viennent la plupart des denrées, le ralentissement des approvisionnements est aussi l’opportunité de redévelopper une production locale indépendante. Dans un live de Mediapart, un journaliste relayait qu’en Polynésie cet isolement est « vu comme une chance, qui les protège ».
Au fond, c’est aussi un certain « pacte colonial » qui est délégitimé : la France a l’habitude de justifier son emprise par les « bienfaits » de sa présence et, en particulier, les moyens de santé qu’elle apporterait. Aujourd’hui, cette argumentation vole en éclat. (...)
Dans les quartiers populaires
Cette enquête a été menée en mettant en commun le travail de veille de militants de quartiers et de l’immigration et de comités et collectifs contre les violences policièrs et le racisme d’État.
Avant même le confinement et tout au long de son déploiement, les brutalités policières se sont concentrées sur les quartiers populaires et leurs habitants pauvres et non-blancs. (...)
Face à ces violences, des révoltes prennent effectivement forme dans plusieurs quartiers où l’on constate des affrontements avec la police comme à La Duchère (Lyon) le 16mars, à Trappes du 17au 19mars, à Clichy-sous-bois le 26 mars, à Chanteloup les Vignes le 4 avril, puis à Mantes-la-Jolie, Saint-Germain et aux Mureaux le 5avril. Les habitant.e.s des quartiers populaires mettent aussi en pratique une multiplicité de formes d’auto-organisation sur le mode de la maraude, pour organiser la solidarité auprès des plus démunis, des ancien.ne.s et des isolé.e.s.
Certaines mesures juridiques d’exceptions, comme les couvre-feux, sont mises en place principalement dans les territoires coloniaux et dans les quartiers populaires en France. Ils ont bien entendu une fonction répressive et oppressive.
À travers l’instrumentalisation de la crise sanitaire, le pouvoir policiers expérimente tout ce qu’il peut, notamment en termes de technologie de surveillance. On observe ainsi monter en puissance des formes de contrôle policier sensées toucher « toute la population » comme l’usage de drones (Nice, Paris, Ajaccio, Montpellier, Lyon) et d’hélicoptères. À Nantes, un appareil doté d’une caméra de vision nocturne détectant les corps quadrille ainsi le territoire de jour comme de nuit. En périphérie de Toulouse, des hélicos contribuent à interdire certaines zones aux passants. (...)
On observe ainsi une continuité et un approfondissement des discrimination racistes, sexistes, capitalistes et autoritaires dans le confinement. (...)
On peut parler d’expansion des domaines de la colonialité et de la surviolence. Dans les quartiers populaires, cela passe notamment par des logiques d’interdiction de la rue et de contrôle total des déplacements par le déploiement d’unités policières de chasse et de capture. (...)
Comme dans les années 1980 avec le carnage de l’héroïne, les habitants des quartiers populaires sont profondément touchés par l’épidémie mais traités comme des menaces plutôt que des victimes. (...)
On observe des inégalités parmi les confiné.e.s, des inégalités entre les confiné.e.s et celle.ux qui sortent, des inégalités parmi celles et ceux qui doivent sortir… L’immense majorité des personnes forcé-e-s de travailler et laissées sans matériel de protection sont des femmes : infirmières, caissières, assistantes maternelles, femmes de ménage, ouvrières…
Dans les quartiers populaires, les dominations continuent de se conjuguer à l’intérieur du confinement et l’intensification des inégalités est encadrée par des formes toujours plus poussées d’arbitraire et de violence policières. Ces dernières s’opposent historiquement à l’existence de pratiques d’entraide et d’autonomisation populaires. (...)
Dans les prisons et les CRA
Pour enquêter sur les prisons et les CRA (prisons pour étranger.e.s sans-papiers), un groupe s’est constitué, composé d’anciens prisonniers, de proches et de militants anti-carcéraux, en lien avec des prisonniers dans plusieurs prisons de France. Il a récolté un très grand nombre de données sur les violences sanitaires et répressives qui se sont abattues sur les prisonniers et sur les résistances qu’ils ont mises en œuvre. (...)
Il est évident qu’une autre organisation aurait dû être mise en place en renforçant et en appliquant strictement les mesures d’hygiène, sans se limiter à des mesures perçues comme une double peine.
Dans les centres de rétention administrative la situation n’est pas différente. Une grève de la faim est en cours depuis mardi soir au Mesnil-Amelot (31 mars 2020), avec un départ de feu, des tentatives d’évasions et des blocages collectifs. (...)
Il est évident qu’une autre organisation aurait dû être mise en place en renforçant et en appliquant strictement les mesures d’hygiène, sans se limiter à des mesures perçues comme une double peine.
Dans les centres de rétention administrative la situation n’est pas différente. Une grève de la faim est en cours depuis mardi soir au Mesnil-Amelot (31 mars 2020), avec un départ de feu, des tentatives d’évasions et des blocages collectifs. (...)
Dans les foyers d’immigrés
Cette partie de l’enquête a été menée sous forme d’auto-enquête par des Gilets Noirs auprès des membres du mouvement, habitants d’une trentaine de « foyers de travailleurs migrants » (terme utilisé par l’État) en Ile-de-France. Les Gilets Noirs s’organisent pour distribuer du matériel d’hygiène, et s’assurent que les gestes barrières et les informations sont comprises. (...)
Dans les foyers Ehpad/IME
Avant de commencer, il nous semble important de définir le terme de désinstitutionalisation. La désinstitutionalisation est un mouvement né dans les années 1960 et qui prône un changement dans la vision du handicap et la prise en charge de ces personnes en situation de handicap, notamment sur l’aspect des séjours de longue durée pour les personnes diagnostiquées avec un trouble mental, neurodéveloppemental et/ou en situation de handicap. Aujourd’hui, nous pouvons l’élargir aux personnes âgées ou aux enfants confiés à la protection de l’enfance car les choix politiques favorisent une prise en charge en institution malgré la Convention des Nations unies relative aux Droits des Personnes Handicapées (CDPH). L’article 26 de la Charte garantit à toutes les personnes handicapées dans l’Union européenne leur droit « à bénéficier de mesures visant à assurer leur autonomie, leur intégration sociale et professionnelle et leur participation à la vie de la communauté. » En octobre 2017, une Rapporteur Spécial des Nations Unies pour les droits des personnes handicapées alors en visite en France, s’inquiète du nombre de personnes en institution et avance qu’il n’y a pas de bonne institution, toutes doivent être fermées.
Parallèlement la notion de Vie Autonome en opposition à l’institutionnalisation s’est développée.
La crise du Covid-19 mets en évidence l’absurdité de la politique de marchandisation du secteur sanitaire et social. (...)
Afin de mettre en lumière cette absurdité, nous avons tentés de récolter un maximum de témoignage en provenance des différents établissements.
(...)
Éléments d’analyse sur la situation en cours et les perspectives
Force est de constater que dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, comme dans l’état d’urgence défini par la loi de 1955 dont il s’inspire, l’appareil répressif et les moyens de violence de l’État sont renforcés. (...)
Défini comme « une mesure exceptionnelle […qui] permet de renforcer les pouvoirs des autorités civiles et de restreindre certaines libertés publiques ou individuelles », l’état d’urgence est plus un temps politique transitoire qu’un véritable temps de rupture légale. Un temps de changement brutal entre deux ordres, entre deux normalités. (...)
On observe l’instrumentalisation par le pouvoir politique d’un accroissement de l’arbitraire policier qui s’exprime notamment dans les rues des quartiers populaires, dans les prisons, les campements, autour des lieux de vie des migrants et dans les territoires coloniaux. Cet usage de la férocité s’exprime à travers un bouleversement du rapport de forces lié à l’effondrement de la puissance populaire dans la rue. (...)
Le déploiement de l’armée dans différents secteurs civils signale une montée en puissance du pouvoir militaire. Le général Richard Lizurey (ZAD 2018, GJ-8décembre 2018), a été chargé d’évaluer l’organisation interministérielle de la gestion de crise du Covid-19. Il possède désormais un bureau à Matignon. (...)
Malgré des ruptures évidentes, la séquence montre une continuité systémique avec la période précédente en déployant des régimes de férocité contre les classes dominées et en particulier les plus pauvres, les non-blanc.he.s, les migrant.e.s, les travailleurs.ses illégalisé.e.s, les prisonnier.e.s, avec des conditions d’oppressions conjuguées pour les femmes dans chaque catégorie. Les conditions de vie imposées aux personnes relèvent elles aussi de l’écrasement voire de l’élimination. On remarque une communauté d’expériences du confinement entre tous ces secteurs du champ de bataille. Il s’agirait d’aider à construire et consolider des ponts entre chacun de ces territoires du confinement et entre toutes ces résistances.
La conjugaison opportuniste des logiques de profit et des stratégies de défense des dominants met en oeuvre des régimes de confinement inégaux et hiérarchisés. (...)
Pour l’instant, le confinement non seulement souligne mais amplifie et approfondit également les rapports de dominations systémiques, élargissant malgré lui d’autres interstices dans la société impérialiste française. À travers ces dernières, on voit se révéler et surgir dans chaque secteur des formes d’auto-organisation populaires. C’est sans doute là qu’il faut fournir de la force, des moyens et construire des liens, car à l’intersection des résistances populaires, des groupes d’entraide et des brigades de solidarité pourront s’enclencher les luttes contre la société de (post) confinement.