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blogs de Médiapart/ Marie Ndenga Hagbe Chargée de communication presse et média pour Survival International France
Pourquoi le projet des 30x30 est la pire chose qui puisse arriver à la COP15 ?
#COP15
Article mis en ligne le 14 décembre 2022

Confessions d’une rabat-joie : pourquoi le projet de doubler les Aires protégées est la pire chose qui puisse arriver à la COP15.

(...) Il m’a raconté comment il avait été chassé de chez lui, séparé de la forêt qu’il aimait, des tigres qu’il vénérait, des plantes qui le guérissaient et de la communauté à laquelle il appartenait. Derrière cette expulsion ne se cachait pas une multinationale insatiable (comme c’est le cas habituellement), mais quelque chose d’innocent et apparemment bénéfique : la conservation. La maison de Bharat a été déclarée "réserve de tigres" et il a dû partir. Les "experts" de la conservation affirment qu’en Inde les tigres ont besoin de grandes étendues de terres "vierges" pour survivre et que les humains ne sont pas autorisés à y vivre. Ou plutôt, certains humains n’y sont pas autorisés. Comme je l’ai vite appris lors de mon premier voyage dans cette Aire protégée, certains humains sont plus que bienvenus : les touristes. Des touristes qui arrivent en avion des quatre coins du monde, séjournent dans de grands hôtels de luxe et se déplacent en jeeps bruyantes et polluantes pour prendre des photos. Beaucoup de photos. Des touristes pour qui le pays de Bharat n’est rien de plus qu’un immense zoo. 

C’est la première fois que j’ai vu le vrai visage de notre soi-disant conservation ; toute l’injustice et sa mythologie enracinée sont devenues évidentes. Elle me regardait droit dans les yeux. Les personnes autochtones comme Bharat, dont l’empreinte écologique a peu d’impact sur la destruction de l’environnement et dont le lien à la terre est puissant et sacré, ont été chassées de leurs territoires pour créer des réserves d’animaux. Mais le vrai choc est venu plus tard.... 

Après avoir voyagé dans de nombreuses autres Aires protégées, j’ai été confrontée à une vérité désagréable : il n’y avait pas que les réserves de tigres indiennes. De la merveilleuse forêt tropicale du Congo aux savanes magiques de la Tanzanie, des montagnes du Népal aux terres arides du Kenya, la protection des animaux était une excuse pour refuser l’accès aux terres aux habitants autochtones. Une fois les peuples violemment expulsés, des gardes forestiers armés, soutenus par de grandes organisations de protection de la nature dont le siège se trouve en Europe ou aux États-Unis, commencent à patrouiller sur leurs terres et à commettre des atrocités à l’encontre de ces peuples. Cela peut sembler très abstrait pour nous, mais concrètement, cela signifie que chaque fois que des Autochtones tentent de chasser pour nourrir leur famille ou de pratiquer leurs rituels sur ce qui était autrefois leur terre, ils risquent d’être violés, maltraités, tués ou torturés au nom de la "conservation". Accuser des innocents n’est finalement qu’un dommage collatéral : de cette façon, les gardes forestiers peuvent montrer qu’ils attrapent les "méchants" et les ONG de conservation peuvent affirmer que leurs projets fonctionnent : personne ne cherche à savoir qui sont ces méchants. Dans le même temps, il n’est pas rare que le tourisme de masse, la chasse aux trophées ou les industries extractives soient les bienvenus dans les Aires protégées. 

Et maintenant, je suppose que vous vous demandez, comme moi le jour où j’ai rencontré Bharat : pourquoi ? Pourquoi excluons-nous les habitants locaux de leurs terres et les tuons-nous pour sauver les gorilles, les rhinocéros, les tigres et les éléphants ? 

La réponse est le racisme. Le modèle de conservation dominant aujourd’hui est la "conservation-forteresse" : un modèle qui crée des Aires protégées militarisées accessibles uniquement aux nantis sur les terres de peuples autochtones. Ce modèle, imposé en Afrique et en Asie à l’époque coloniale, se basait sur l’idée sous-jacente que les populations locales étaient primitives, ne savaient pas comment prendre soin de leur environnement, que leurs savoirs étaient des “superstitions” et que seuls nous et nos "experts" étions compétents. L’époque coloniale est peut-être bien révolue, mais cette attitude est toujours présente dans de nombreuses organisations et institutions de conservation (...)

les environnements "naturels" les plus célèbres du monde, comme Yellowstone, l’Amazonie et le Serengeti, sont les terres ancestrales de millions d’Autochtones qui les ont protégées et façonnées pendant des générations. Le mignon lion Simba, dans Le Roi Lion, ne traînait pas en liberté dans un espace "sauvage". Le décor d’inspiration du film était la maison des Massaï (au Kenya), un peuple de pastoralistes expulsé pour faire place à un parc national.

Mais derrière le mythe de la conservation ne se cache pas seulement la tentative raciste d’invisibiliser le rôle des peuples autochtones dans l’entretien et la gestion de leurs propres territoires. Il y a autre chose. En rendant les communautés autochtones et locales responsables de la destruction de l’environnement, nous pouvons continuer à mener nos activités comme si de rien n’était en dehors de ces "Aires protégées", nous pouvons clôturer une partie de la nature afin de, en tant que touristes, la regarder de temps en temps ou réaliser un documentaire pour Netflix sans nous attaquer aux véritables causes de la destruction de l’environnement : l’exploitation des ressources naturelles à des fins lucratives et la surconsommation croissante, poussée par les pays du Nord. 

C’est pourquoi le projet des 30x30 est une dangereuse diversion. Plus d’Aires protégées signifiera plus de violations des droits humains, plus d’accaparement de terres et ne fera rien pour protéger la biodiversité. Au contraire, cela détruira les meilleurs alliés de la cause environnementale. (...)

De plus en plus de données scientifiques le montrent : les terres gérées par les peuples autochtones et les communautés locales peuvent être plus efficaces que les Aires protégées pour conserver la biodiversité. « Les gens et les tigres peuvent vivre ensemble dans le même espace », a déclaré Bharat. Les peuples autochtones le savent très bien : la nature n’est pas quelque chose de séparé de nous, quelque chose que nous pouvons "conserver" d’un côté, tout en le détruisant ailleurs. Nous ne faisons qu’un.

Malgré ce que les experts en marketing et leurs slogans accrocheurs comme les 30 % veulent nous faire croire, il n’existe ni recette unique pour sauver la planète ni solution facile. Néanmoins, certaines réponses sont déjà là, inscrites dans les yeux bruns de Bharat et de nombreux autres peuples autochtones qui ont résisté et résistent encore aux attaques incessantes de notre propre société sur leurs terres et leur vie. (...)

La lutte pour les droits territoriaux des Autochtones et la décolonisation de la conservation n’est peut-être pas suffisante à elle seule pour sauver notre planète, mais elle doit faire partie de ce voyage.