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Pourquoi la France est-elle le pays qui a le plus fusillé « pour l’exemple » pendant la Grande guerre ?
Article mis en ligne le 11 novembre 2018

Au moins 918 soldats français ont été exécutés entre 1914 et 1918. Ce qui fait de l’armée française celle qui a le plus fusillé, avec l’armée italienne, loin devant l’Allemagne et les pays anglo-saxons, selon la comptabilité officielle. Si plusieurs soldats condamnés à mort ont, depuis, été réhabilités, le sujet, un siècle plus tard, suscite toujours la controverse. Tour d’Europe des « fusillés pour l’exemple ».

Quelques 918 militaires français ont été fusillés pour l’exemple pendant la « Grande guerre ». La grande majorité n’a pas été exécutée pendant les mutineries de 1917, mais pendant la première année du conflit, de septembre 1914 à octobre 1915. 918 fusillés pour l’exemple : cela peut sembler statistiquement dérisoire par rapport aux 1,3 million de soldats « morts pour la France ». Mais cette pratique de l’état-major fait peser sur la troupe une menace permanente, quand bien même le recours aux exécutions capitales n’a jamais été systématique. Facilitée par le rétablissement des Conseils de guerre entre 1914 et 1916, la peine de mort est froidement réglementée par un décret de 1909. Une réglementation qui précise même les modalités du coup de grâce, administré « avec un revolver dont le canon est placé juste au-dessus le l’oreille et à cinq centimètres du crâne ».

Un siècle plus tard, les fusillés pour l’exemple continuent de hanter l’imaginaire littéraire et cinématographique. Leur réhabilitation fait toujours débat, montrant une continuité de fait entre l’institution militaire capable de fusiller ses soldats et une République qui se refuse à en désavouer les actes. Durant l’entre-deux-guerres, quelques 40 soldats ont bien été réhabilités, au cas par cas. En juin dernier, une proposition de loi sur le sujet, portée par le groupe communiste, a été repoussée, malgré le soutien du groupe écologiste. La chose est d’autant plus surprenante que les sympathisants du Parti socialiste sont, d’après un sondage réalisé fin 2013, de loin les plus favorables à la réhabilitation, à 87% (75% pour l’ensemble des Français). Ce débat n’est pas spécifique à la France et touche d’autres pays européens. Si la France figure parmi les pays qui ont le plus fusillé durant la Grande Guerre, elle a bénéficié d’une cohésion nationale supérieure à celles de bien d’autres belligérants. Ce paradoxe est une clé essentielle pour comprendre l’ampleur des débats qui la traversent encore aujourd’hui. (...)

seule l’armée italienne s’est montrée aussi cruelle que l’armée française, avec quelques 750 cas répertoriés, auxquels s’ajoutent des centaines d’exécutions sommaires et de décimations, pour un total avoisinant les 1 100 morts. Ce nombre est d’autant plus impressionnant que les effectifs mobilisés sont de 40 % inférieurs à ceux de l’armée française et que l’entrée en guerre a eu lieu presque un an plus tard, en mai 1915. En Grande-Bretagne et dans ses dominions, on relève officiellement 306 cas, dont 26 Irlandais, 25 Canadiens et cinq Néo-Zélandais. Il y a eu 35 fusillés aux États-Unis pour une seule année de guerre – dont dix seulement sur le front –, douze en Belgique pour un nombre de condamnations à mort vingt fois supérieurs.

En Allemagne, un débat éclipsé par les horreurs du nazisme (...)

Les troupes coloniales françaises ont fait l’objet d’au moins deux cas de décimation – exécution d’un soldat sur dix tiré au hasard – sans passage par des conseils de guerre. 22 tirailleurs algériens et tunisiens ont ainsi été passés par les armes, en septembre et décembre 1914. Il faudrait rappeler enfin la guerre méconnue du Bani-Volta en 1915-1916 (zone à cheval sur le Mali et le Burkina-Faso), un vaste mouvement de rébellion inter-tribal dont l’origine a été le recrutement forcé. La répression dans ce cas est allée bien au-delà de la justice militaire (...)

Une chose est sûre. De tous les acteurs de la Grande Guerre, seule l’Australie ne s’est livrée à aucune exécution, n’ayant envoyé sur le front européen que des soldats volontaires. (...)

Au Royaume-Uni, les archives militaires ont été déclassifiées en 1990, mais il faut attendre 2006 pour qu’un « pardon » ne soit accordé par voie législative, lequel n’affecte cependant « aucune conviction ni sentence ». En 2001, un Shot at dawn memorial – un « mémorial des fusillés à l’aube » – est inauguré à Alrewas, dans le Staffordshire. D’une manière générale, les pays de culture anglo-saxonne, même quand ils ont eu recours de manière plus ou moins sélective et progressive à la conscription, ont pu laisser place à l’objection de conscience – c’est le cas pour des communautés religieuses aux États-Unis – ou du moins faire preuve d’une plus large tolérance à l’égard des « refus de guerre ».

Pourquoi certains pays ont-ils plus fusillé que d’autres ? (...)

Plus l’état-major est incompétent, plus il y a de fusillés (...)

En France, le difficile débat de la réhabilitation

Patrick Cabouat, dans son documentaire Fusillés pour l’exemple, le fait ainsi remarquer : « Dans toutes les armées alliées, on constate une corrélation systématique entre les échecs du commandement et l’augmentation du nombre d’exécutés pour l’exemple. » Devant la médiocrité éclatante de l’encadrement français dans la Bataille des Frontières, les limogeages s’accompagnent de l’abandon total de toute autorité civile sur la justice militaire. Ainsi que l’écrit le Ministre de la guerre à son chef d’état major : « Vous voulez la victoire. Prenez-en les moyens rapides, brutaux, énergiques et décisifs. » (...)

Pierre Roy ne décolère pas. Ce professeur à la retraite et historien du pacifisme s’étonne de la tiédeur du Président de la République François Hollande quant à la réhabilitation des fusillés pour l’exemple. (...)

Une justice spéciale en opposition avec les principes du droit moderne
Des réticences se font jour aussi chez les historiens. À l’instar d’Antoine Prost, auteur d’un rapport destiné au secrétaire d’État Kadel Arif, André Loez est partagé quant à une décision globale : « Quel sens y aurait-il pour la mémoire d’un pacifiste à ce qu’il obtienne la mention "mort pour la France" ? » Il ajoute néanmoins : « Cette réhabilitation serait un choix politique extrêmement fort. » Dans la réédition de 2009 de son livre sur les Fusillés de la Grande Guerre, Nicolas Offenstadt, qui a pourtant consacré à la question quantité d’articles et d’interventions radio ou télévisées, va beaucoup plus loin : « On est en droit de s’étonner que des esprits critiques, antimilitaristes surtout, accordent tant d’importance à la parole des autorités militaires et à ses verdicts. » Il conclut : « On peut encore remarquer que la commémoration des horreurs du passé risque de servir à masquer l’indifférence à celles du présent, à fabriquer des consensus lénifiants. »

On pourrait s’étonner, précisément, qu’une telle confusion s’opère encore entre la République et une justice militaire agissant sans contrôle de septembre 1914 à janvier 1915, date à laquelle le Président de la République est avisé des condamnations. En pratique, les conseils de guerre spéciaux ont continué d’œuvrer jusqu’en avril 1916. En juin 1917, le général Pétain a enfin obtenu du gouvernement la suspension du recours pour les condamnés à mort lors de la répression des mutineries. C’est dans ce cadre que les soldats du Chemin des dames ont été fusillés.

Il ne s’agit donc pas de décider au cas par cas, à cent ans de distance, qui a été la victime d’une décision arbitraire – et il y en eut beaucoup – ou qui a manifesté un véritable « refus de guerre », mais de s’en tenir aux simples mots qu’Anatole France avait écrit en 1909 : « L’armée étant une administration comme l’agriculture, les finances ou l’instruction publique, on ne conçoit pas qu’il existe une justice militaire quand il n’existe ni justice agricole, ni justice financière, ni justice universitaire. Toute justice particulière est en opposition avec les principes du droit moderne. Les prévôtés militaires paraîtront à nos descendants aussi gothiques et barbares que nous paraissent à nous les justices seigneuriales et les officialités. »