
Les troupes russes se sont emparées militairement de la centrale nucléaire de Zaporijia, provoquant un incendie dans un bâtiment voisin du réacteur n° 1. La sécurité de l’installation a été « compromise » par l’attaque, même si aucune fuite radioactive n’a été constatée.
C’est une action militaire qui paraît inconcevable, et qui fait désormais planer une menace supplémentaire en Ukraine. Après avoir investi, jeudi 24 février, le site de la centrale nucléaire de Tchernobyl, les forces russes se sont emparées dans la nuit de jeudi à vendredi de la centrale nucléaire de Zaporijia, la plus grande d’Europe, située à Enerhodar, dans le sud-est de l’Ukraine. Elles ont engagé le feu dans le périmètre de la centrale. Et leurs tirs ont provoqué un incendie dans un bâtiment situé à quelques centaines de mètres du réacteur n° 1.
Vendredi, antinucléaires et autorités de sûreté nucléaire se sont pour une fois rejoints sur le constat. (...)
De son côté, l’organisation Greenpeace, qui avait souligné le 2 mars les dangers du conflit armé pour la sécurité du parc nucléaire ukrainien, a condamné fermement l’attaque militaire de la centrale de Zaporijia. « L’invasion russe fait courir le risque d’une catastrophe nucléaire qui pourrait rendre une grande partie de l’Europe, y compris la Russie, inhabitable pendant au moins plusieurs décennies, a averti Greenpeace, vendredi. Cette nuit, les équipes de Greenpeace ont craint un scénario potentiellement bien pire que la catastrophe de Fukushima. » Le 2 mars déjà, plusieurs obus de mortiers russes avaient été tirés à moins de deux kilomètres du périmètre de la centrale. (...)
Greenpeace rappelle que cette centrale est dotée de six réacteurs de 1 000 mégawatts et conserve « 2 200 tonnes de combustible usé hautement radioactif », et met en garde contre toute perte d’alimentation du réseau qui nécessiterait la mise en route des générateurs Diesel de secours, « dont l’approvisionnement en Diesel est limité et qui ne sont pas considérés comme fiables ».
Dans une vidéo, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a accusé Vladimir Poutine d’avoir recours à la « terreur nucléaire ». « Nous alertons tout le monde sur le fait qu’aucun autre pays hormis la Russie n’a jamais tiré sur des centrales nucléaires. C’est la première fois dans notre histoire, la première fois dans l’histoire de l’humanité. Cet État terroriste a maintenant recours à la terreur nucléaire », a-t-il déclaré, réclamant une « action européenne immédiate » afin « d’empêcher que l’Europe ne meure d’un désastre nucléaire ». (...)
Les troupes qui ont pris d’assaut la centrale appartiennent à la 58e armée interarmes dont l’état-major est basé à Vladikavkaz. Elles ont participé à la répression des mouvements indépendantistes dans le Caucase du Nord, ainsi qu’à la guerre contre la Géorgie, en août 2008.
Petro Kotin, le président d’Energoatom, la compagnie nationale de production d’énergie nucléaire d’Ukraine, a précisé dans un entretien au Monde que « les Russes ont bombardé toute la zone de la centrale, le bâtiment administratif lui-même, l’entrée du site, dans la zone de sécurité, et le bâtiment consacré aux formations, localisé près du bâtiment administratif ».
« Ils ont commencé à bombarder à 1 h 42 et ont fini au petit matin, après avoir cassé l’entrée sécurisée et être entrés dans la centrale. Puis ils en ont pris le contrôle », a-t-il déclaré en signalant que le site de la centrale avait subi « des bombardements » ainsi que des tirs des forces russes « depuis leurs chars et leurs véhicules d’infanterie ». L’opération militaire a fait trois morts parmi les employés de la centrale, a-t-il encore indiqué. Ainsi que deux blessés.
Selon Petro Kotin, la direction de la centrale a procédé à la mise à l’arrêt de deux réacteurs dès le début de l’attaque. Un troisième, plus éloigné des lieux de l’attaque, a été maintenu en fonctionnement.
De nombreux dirigeants occidentaux ont commenté ce nouvel épisode de l’escalade militaire. (...)
Des réacteurs vieillissants
Jointe par Mediapart, une source à la direction d’EDF a souligné « qu’il s’agit d’une rupture des engagements pris par les autorités politiques russes auprès de l’AIEA », via Mikhail Chudakov, représentant russe au sein de l’instance atomique, qui semblaient exclure les affrontements à proximité des installations nucléaires ukrainiennes, et a fortiori toute attaque militaire.
Dans un document diffusé mercredi, Greenpeace soulignait déjà que « la confirmation du conflit armé dans la région de la ville d’Energo et de Zaporijia » faisait planer « le spectre de risques majeurs pour la plus grande centrale nucléaire d’Europe ».
« Il y a eu de multiples problèmes de sécurité avec les réacteurs de Zaporijia au cours des dernières décennies, notamment parce que ces réacteurs vieillissent après avoir été conçus et construits entre les années 1970 et 1990 », relève l’organisation. Jugés « particulièrement préoccupants » dans le contexte de conflit actuel, ces problèmes seraient liés à une « vulnérabilité à la perte d’alimentation électrique », à « l’entreposage du combustible usé » et aux « risques d’inondation et de rupture de barrage » mis en place en amont du fleuve Dnipro.
Le rapport de Greenpeace souligne notamment que les générateurs Diesel de secours de la centrale auraient dû être modernisés dans le cadre du programme de mise à niveau de la sécurité complexe (CCSUP) d’Energoatom (financé par un prêt Euratom de la Banque européenne d’investissement et de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement de 600 millions d’euros), mais la réalisation en a été repoussée à 2023.
Une évaluation du gouvernement autrichien des risques pour la sécurité des réacteurs de Zaporijia avait conclu en 2017 que « les documents fournis et disponibles mènent à la conclusion qu’il existe une forte probabilité que les scénarios d’accident se transforment en un accident grave qui menace l’intégrité du confinement et entraîne un rejet important ».
Mais le conflit armé – sans même parler de l’attaque militaire des installations – met en danger les centrales nucléaires du parc ukrainien dans son entier, qui dispose de quinze réacteurs répartis dans quatre centrales. (...)
Toute perturbation technique – panne du réseau électrique, non-démarrage de certains des générateurs Diesel – obligerait en outre la mobilisation de personnels supplémentaires et de pouvoir faire venir des équipements lourds tels que des grues massives, une opération logistique majeure à l’échelle nationale impossible à mettre en œuvre dans un territoire en guerre. (...)
Bien qu’aucune fuite radioactive n’ait été détectée autour de la centrale de Zaporijia, la nécessité d’un cessez-le-feu et de la mise en place d’une zone de sécurité est soulignée par Greenpeace ainsi que par les autorités nucléaires internationales. « Le personnel doit pouvoir travailler dans des conditions normales pour réduire le risque d’erreurs humaines pouvant compromettre la sécurité nucléaire », relève encore Greenpeace.
« Ainsi, le personnel de la centrale de Tchernobyl, détenu par l’armée russe sans rotation pendant sept jours, est, selon l’Agence internationale de l’énergie atomique, soumis à une pression psychologique et épuisé moralement, avec des possibilités limitées de communiquer, de se déplacer et d’effectuer des travaux de routine et de réparation à part entière, ce qui entraîne des perturbations du régime d’irradiation et met en danger leur vie et leur santé. » (...)
« La Russie doit cesser immédiatement ses actions militaires illégales et dangereuses afin de permettre le plein contrôle des autorités ukrainiennes sur toutes les installations nucléaires à l’intérieur des frontières internationalement reconnues de l’Ukraine, souligne l’Élysée. La Russie doit également autoriser un accès libre, régulier et sans entrave du personnel des installations pour garantir la poursuite de leur exploitation en toute sécurité. »
La France doit en outre proposer « dans les prochaines heures [...] des mesures concrètes afin d’assurer la sureté et la sécurité des cinq principaux sites nucléaires de l’Ukraine » sur la base « de critères techniques de l’AIEA » garantissant la sûreté des installations.