
Ce texte est l’introduction traduite d’un ouvrage majeur publié en 1997 par Ann Laura Stoler et Frederick Cooper : Tensions of Empire. Les éditions Payot profitent ici d’un contexte propice par lequel les concours de l’enseignement se sont concentrés sur l’histoire coloniale pour la période contemporaine avec les deux dernières questions1. Il s’agit en fait d’un plaidoyer appelant à renouveler les études postcoloniales tout en se détachant d’une histoire trop souvent manichéenne et idéologique. Le questionnement longtemps restrictif, ainsi que les approches concentrées sur les thématiques économiques et d’opposition doivent désormais prendre en compte les aspects culturels et aborder le paradigme colonial comme une rencontre qui fut bien plus qu’une simple oppression, opposition ou domination.
Le refus d’une histoire manichéenne
"Les colonies de l’Europe ne furent jamais des déserts à transformer à son image ou à modeler selon ses intérêts"2 : dès la première ligne, les auteurs dénoncent une historiographie caricaturale. Si au départ le colonisateur définissait des frontières sociales assez nettes avec les indigènes, celles-ci s’estompaient dans les pratiques quotidiennes. Par ailleurs, il était nécessaire de "protéger" les Européens vivant au sein des sociétés coloniales d’un métissage qui mettrait à mal la légitimité de la domination blanche.
Les dichotomies coloniales dirigeant/dirigé, Blanc/Noir, colonisateur/colonisé ne reflètent qu’une partie de la réalité dans laquelle vivaient indigènes et colons. Les exemples d’hybridités foisonnent : Edward Said3 montre que les intellectuels coloniaux ont utilisé un savoir acquis grâce à leur participation au commerce et à l’éducation donnée par les colons pour dénoncer le colonialisme, mais ces penseurs expliquaient aussi aux Européens que les cultures indigènes n’étaient pas incompatibles avec les cultures bourgeoises européennes4.
Les indigènes eux-mêmes contestaient l’image bucolique des colonies véhiculée en métropole. Ainsi, en 1931, des étudiants vietnamiens rejettent l’Exposition coloniale qui présente une version idéalisée de leur mode de vie5. En travaillant sur la production littéraire de la diaspora africaine, Paul Gilroy montre la complexité et la diversité des liens établis avec la culture occidentale, alors que beaucoup n’y voyaient qu’un rejet ou la construction d’une alternative authentique au modèle occidental.
Par ailleurs, il n’existe pas de modèle canonique : les colons s’adaptent en fonction des situations locales. Si les Britanniques ont renoncé à transformer les esclaves en travailleurs salariés dans les Antilles, ils mettent ce projet en place à Zanzibar. Le monde colonial est donc un système hybride en constante recomposition dans le temps et l’espace. (...)