Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
France24
Pour le linguiste Patrick Sériot, "Vladimir Poutine se moque du sort des russophones d’Ukraine"
Article mis en ligne le 9 mars 2022

Pour le linguiste Patrick Sériot, "Vladimir Poutine se moque du sort des russophones d’Ukraine"

Le président russe, Vladimir Poutine, a mis en avant la question linguistique en Ukraine pour justifier son intervention militaire, se présentant comme un "défenseur des populations russophones". Une instrumentalisation des langues et une idéologie dangereuse, estime le linguiste Patrick Sériot. (...)

C’est une accusation infondée mais elle revient très régulièrement dans la bouche de Vladimir Poutine pour justifier l’invasion russe de l’Ukraine : les populations russophones y seraient victimes de "russophobie" et même, selon les termes du président russe, d’un "génocide".

Derrière ces propos outranciers se cache une bataille culturelle et identitaire entre Kiev et Moscou. Elle fait rage depuis l’annexion de la Crimée en 2014 mais son origine remonte à l’indépendance de l’Ukraine en 1991.

Pour affirmer son identité vis-à-vis de son puissant voisin russe, l’Ukraine a en effet adopté, au cours de son histoire, des lois visant à promouvoir l’usage de l’ukrainien. Après des décennies de répression et de russification forcée sous le régime soviétique, l’ukrainien est la seule langue officielle du pays depuis 1989.

Enjeu politique et diplomatique, ces tensions autour de la langue sont pourtant largement absentes dans le quotidien des Ukrainiens. Le russe est en effet omniprésent dans la vie de tous les jours, et une écrasante majorité de la population le comprend. Quant aux russophones, ils sont nombreux à rejeter la propagande du Kremlin, qui se présente régulièrement en libérateur de populations qui seraient opprimées par Kiev.

Pour quelles raisons Moscou considère-t-il que les régions russophones d’Ukraine lui reviennent légitimement ? Comment expliquer le lien établi par Vladimir Poutine entre langue parlée et appartenance nationale ? Éléments de réponse avec Patrick Sériot, professeur honoraire de linguistique slave à l’université de Lausanne. (...)

Patrick Sériot : La linguistique est comme la géographie. Elle sert aussi à faire la guerre. Elle sert à faire la guerre pour des gens qui considèrent que l’identité individuelle n’existe que par la langue. Ce n’est pas très compréhensible pour des francophones, pour qui la langue ne pose pas de problème.

Pour des Français, le fait que des Suisses romands parlent le français n’implique pas de vouloir envahir la Suisse ; même chose pour la Belgique. En revanche, en Russie et dans d’autres pays d’Europe orientale, on fait la différence entre "citoyenneté" et "nationalité". De ce point de vue, il est évident que les Suisses romands sont des citoyens helvétiques de nationalité française.

Pour Poutine donc, les citoyens ukrainiens de langue russe sont russes avant d’être ukrainiens. On ne peut que faire le parallèle avec Hitler en 1938 et le cas de la région frontalière des Sudètes. Selon Hitler, les citoyens tchécoslovaques germanophones des Sudètes étaient allemands avant d’être tchécoslovaques.

La linguistique est ici pervertie par l’idée que l’individu n’existe que par son appartenance ethnique. Ce n’est pas du racisme, au sens biologique, mais une idéologie ethniciste.

Cette idéologie a une histoire. Elle remonte à la fin du XVIIIe siècle, quand l’Allemagne n’existait pas en tant qu’État. Il s’agissait alors d’une multitude de micro-États séparés par des barrières douanières et institutionnelles, mais pour les intellectuels allemands, la Nation allemande existait parce qu’il existait une langue allemande. La langue devient ainsi l’âme de la Nation et ne dépend plus de l’État, mais du territoire.

À l’inverse, avec les révolutionnaires français jacobins, c’est la Nation, dans sa construction, qui a imposé la langue française. À la Révolution, seul un tiers de la population française parlait le français [les deux autres tiers parlaient des patois locaux]. (...)

La plupart des citoyens ukrainiens sont bilingues, ou alors comprennent très bien le russe. Il est donc impossible de faire des statistiques sur les langues parlées, car beaucoup de gens, en fonction de la situation ou de l’interlocuteur, vont passer d’une langue à l’autre. (...)

Néanmoins, il existe des groupes ultranationalistes en Ukraine qui ont une sainte horreur du russe et qui voudraient obliger la totalité des Ukrainiens à adopter la langue ukrainienne. C’est un discours de haine qui a mis de l’huile sur le feu.

Si l’on suit la logique de la Russie, il faudrait donc intégrer à son territoire d’autres régions russophones en Europe ?

Évidemment. La Moldavie, qui n’est pas membre de l’Otan, est en première ligne et une partie de son territoire est déjà occupée par des séparatistes en Transnistrie. Il y a également [au nord] une grande minorité russophone en Lettonie, qui pour l’instant est calme, mais il serait facile de trouver quelques individus prêts à appeler Vladimir Poutine à l’aide.

Cette idéologie, selon laquelle la langue permettrait de rattacher des populations à un État, est la négation même de la démocratie et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. L’individu n’a ici plus aucun choix personnel. C’est un danger énorme.

Toutefois, il faut garder à l’esprit que la question de la langue est un prétexte. Selon moi, Vladimir Poutine se moque complètement du sort des russophones d’Ukraine. Pour lui, il s’agit de mettre la main sur la totalité du territoire ukrainien et surtout d’empêcher en Russie la contagion d’un système démocratique pouvant mettre en péril sa survie politique.