
Une association d’universitaires appelle le gouvernement français à faire respecter les droits élémentaires du mathématicien et enseignant, incarcéré depuis le 11 mai en Turquie. Une énième arrestation qui suit celle d’une longue liste d’enseignants, mais aussi de journalistes, d’avocats et de fonctionnaires.
TRIBUNE
« La Turquie emprisonne ses universitaires. » Voilà ce que nous écrivait notre collègue Tuna Altinel le 8 mai. En effet, ce jour-là, Füsun Ustel était incarcérée à la prison pour femmes d’Eskisehir. Cette professeure de science politique à la retraite de l’université Galatasaray, une institution franco-turque, fait partie des signataires de la pétition pour la paix, rendue publique en janvier 2016, qui dénonçait la violation par l’Etat des droits élémentaires des civils dans les villes kurdes de Turquie. Depuis lors, près d’un tiers de ces 2 237 universitaires pour la paix ont été poursuivis, accusés de « propagande pour une organisation terroriste ». Ces procès finissent toujours par des condamnations ; toutefois, jusqu’à récemment, les peines étant inférieures à deux ans de prison, il était possible d’obtenir un sursis, à condition de s’abstenir pendant cinq ans de commettre de nouveaux « crimes » – « infractions » dont la qualification criminelle est laissée à l’appréciation des juges.
Füsun Ustel ayant refusé ce marché pour n’être pas réduite au silence, elle se retrouve aujourd’hui derrière les barreaux. D’autres risquent de suivre bientôt : neuf collègues qui ont suivi son exemple attendent leur jugement en appel. Mais il y a plus : en décembre 2018, Gencay Gürsoy a été condamné à vingt-sept mois de prison ferme. Cet ancien président de l’Association médicale de Turquie, figure du combat pour les droits humains, n’a pas été jugé pour propagande terroriste, mais pour « insulte au peuple turc, à la République de Turquie et aux institutions et corps de l’Etat ». Depuis, ce sont plusieurs dizaines d’universitaires à qui la justice du pays a infligé des peines de plus de vingt-quatre mois, qui excluent toute possibilité de sursis. En outre, onze dirigeants de l’Union des médecins turcs viennent d’être condamnés à vingt mois de prison pour avoir déclaré, au moment de l’invasion d’Afrin en janvier 2018, que « la guerre est un problème de santé publique ». L’arbitraire continue de gagner du terrain, et la répression ne cesse de s’alourdir.
Dernier épisode, le 11 mai : c’est Tuna Altinel lui-même, dont le passeport avait été confisqué un mois plus tôt à l’aéroport d’Istanbul, qui vient d’être incarcéré en Turquie. Mathématicien, maître de conférences à l’Université Lyon-I, de nationalité turque, il réside et travaille à Lyon depuis 1996. Universitaire pour la paix, lors de son procès, il a refusé de renier la pétition qui lui vaut ce traitement : alors qu’on lui demandait s’il en partageait le point de vue, il a répondu qu’il s’agissait de constats qu’il avait pu faire pendant ses séjours dans la région, ajoutant qu’il l’a vécue à Nusaybin et à Cizre comme s’il en était l’auteur. Officiellement, il est aujourd’hui incarcéré pour avoir participé à un événement organisé à Lyon par une amicale kurde, le 21 février, avec un député en exil (représentant pour Cizre du parti d’opposition HDP). Un documentaire avait été projeté, qui montre les massacres commis par les forces de l’ordre dans cette ville après la défaite électorale de l’AKP au pouvoir, le 7 juin 2015 : c’est bien l’objet de la « pétition pour la paix ».
Bien sûr, les universitaires ne sont pas les seuls frappés en Turquie : journalistes, avocats, fonctionnaires, nul n’est à l’abri. Mais aujourd’hui, c’est la liberté d’expression elle-même qui est enfermée avec Füsun Ustel, Tuna Altinel et toutes celles et tous ceux sur qui s’abat la violence d’Etat. Nous proclamons notre solidarité avec elle, avec lui, et avec les collègues qui vivent sous la menace, et nous demandons aux institutions universitaires françaises, ainsi qu’au gouvernement français, d’intervenir pour faire respecter les droits élémentaires de Tuna Altinel, fonctionnaire dans l’enseignement supérieur français, et au-delà, de nos collègues et de l’ensemble des victimes de la répression d’Etat en Turquie.