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Poser sa valise, préparer son cartable
Article mis en ligne le 21 décembre 2019

Anne-Françoise, professeure des écoles, est responsable de la scolarisation des enfants non francophones dans sa circonscription. Ils sont arrivés récemment en France, au bout des épreuves du voyage. Comment les aider à trouver leur place à l’école, à maitriser une nouvelle langue ?

把你的行李箱,准备他的书包

Je vous vois écarquiller les yeux : « C’est du chinois ! » Ça, c’est sûr ! Que faut-il comprendre ? Que faire ? Que dire ? Pourtant, c’est bien dans cette situation que se trouvent tous les élèves qui nous arrivent d’ailleurs, au moins les premiers jours d’école.

Je garde en mémoire cette séance de langue orale pleine de… silences ! Trois sœurs qui restent silencieuses, alors que je sollicite de bien des façons un mot, une prise de parole. Dialogue de sourds ? Pourtant, elles comprennent ! Mes gesticulations et simagrées suscitent des réactions : regards, gestes, timides sourires à peine esquissés. Nous communiquons… en silence, à grand renfort de mouvements, d’illustrations. Ce jour-là, quarante-cinq minutes d’échange, mais dans d’autres modalités que celles imaginées. Exposée aux regards, je me suis découvert une capacité à un one woman show ! Difficile équilibre entre sollicitations et accueil du silence. Mais ce silence qui fait peur est aussi celui qui permettra de trouver les mots dans cette nouvelle langue.

Souvent, on me dit : « tu leur apprends à parler le français ». Parler, ils savent ! Le français, ils l’apprennent surtout avec leurs camarades, sur le terrain de foot ou au parc, avec plus de spontanéité et d’aisance qu’en classe. Kimdavan m’a dit un jour « je sais déjà pas », et il rajoute… « en français ». Il n’arrivait pas à le formuler, mais il voulait me dire qu’il savait. Il s’agit donc plutôt, pour ma part, de les autoriser à prendre la parole dans le cadre scolaire, de les suivre sur leur chemin d’école.

Organiser l’accueil et le suivi de ces élèves qui ne parlent pas français nous bouscule beaucoup en tant qu’enseignants. (...)

À leurs côtés, on ne sait pas très bien par quelles étapes on va passer, ce à quoi l’élève est disponible, ce qu’il possède déjà. On ne sait pas jusqu’où on pourra l’emmener, du mutisme à la parole. (...)

Chacun en route, chacun sa route ! Pour certains, le parcours depuis le pays a duré de longs mois. S’ils ont voyagé léger, la valise de leur histoire personnelle est bien lourde. Premier objectif : la poser ! Les accueillir, les rassurer. Dépasser le premier sentiment qui s’impose à eux, d’incompréhension, d’impuissance pour laisser paraitre toutes ces ressources qu’ils possèdent. Ils ont été confrontés à des situations compliquées, souvent éprouvantes, et sont habitués à essayer de comprendre leur interlocuteur, pas forcément grâce aux mots, mais en observant la situation, les expressions du visage, en recourant à des dessins. Ils cherchent constamment du sens, ils développent diverses stratégies pour se débrouiller. Je suis souvent surprise des idées qu’ils échafaudent, avec leur logique. Ils sont vraiment très créatifs, et ont finalement envie de ressembler aux autres.

Il faut ensuite les rassurer sur tout ce qu’ils connaissent. (...)

D’expérience, je sais qu’une étape décisive est d’arriver à expliquer le fonctionnement de leur langue en le comparant à celui du français. Quand un élève dit au cours d’une leçon de français « ben moi, pour dire la négation, comme dans “ils ne mangent pas”, vous, vous mettez deux mots, moi je n’en mets qu’un, je le mets à la fin », il se passe quelque chose d’intéressant, c’est un des premiers signaux. (...)

La langue française est bien un des facteurs d’intégration, comme la fréquentation d’enfants de leur âge. Mais est-ce suffisant ? Je ne sais vraiment pas. Je pense qu’il faut qu’il y ait aussi de leur côté l’envie de fréquenter ce nouveau monde, même s’il les dérange. (...)

C’est une grande question pour moi : est-ce que c’est à la société d’intégrer les gens, ou est-ce que c’est à eux de s’intégrer dans la société ? Ça m’habite profondément. Il y a un moment où il faut leur faire confiance, ils ont de la ressource. Je suis juste là pour leur donner un coup de main et les accompagner un bout de chemin. Et très vite m’effacer, dès que je peux.

L’intégration contrainte, ce n’est pas de l’intégration. Si on veut leur donner la parole, c’est pour qu’ils disent qui ils sont. On ne va pas leur imposer un discours. Ils ne parleront alors pas français, ils ne feront que répéter, comme de simples perroquets.

Apprendre à parler, leur permettre de parler, c’est leur laisser la liberté, les laisser prendre leur envol. C’est leur offrir, en partie au moins, cette liberté, celle-là même pour laquelle ils ont tout quitté en fuyant leur pays.