
Qui veut la peau des perturbateurs endocriniens ? Certainement pas le lobby de la chimie, qui tente par tous les moyens de ralentir les travaux de la Commission européenne, chargée de régler leur sort. Plongée dans les coulisses d’un thriller belge, où les héros portent un costume-cravate et une mallette en cuir.
Bye-bye, bisphénol A. D’abord interdit dans les biberons, bientôt retiré des contenants alimentaires, le produit chimique le plus célèbre des années 2000 semble en voie de disparition. Mais quid du bisphénol A dans les lunettes ou la coque des smartphones ?
Et des phtalates, des PBDE et des PFOA, ces substances dont le nom fait postillonner ? Tapis dans les objets de consommation, embusqués dans votre goûter, aspergés sur les cultures, ils sont nombreux, dans la grande famille des perturbateurs endocriniens : environ 800. Sans doute plus. (...)
Parce que les perturbateurs endocriniens interagissent avec le système hormonal, les plus vulnérables sont les fœtus humains, façonnés par le jeu des hormones lors des neuf mois de grossesse. Des variations imprévues peuvent semer la mauvaise graine d’affections qui se manifesteront à la naissance – des malformations du pénis, par exemple – ou des décennies plus tard. Infertilité, cancer du sein ou de la prostate, obésité, diabète, troubles du développement : la liste est longue, très longue. « Il existe vraiment un très large consensus sur le fait que ces produits chimiques sont dangereux et nécessitent une approche spécifique en matière de réglementation », conclut Andreas Kortenkamp. Pour Bjorn Hansen, les bases scientifiques sont donc « suffisamment solides pour pouvoir élaborer des politiques publiques ». Mais elles ont le tort de menacer des intérêts colossaux.
Très vite, une première attaque paraît dans une revue scientifique. Elle reproche au rapport Kortenkamp son manque d’exhaustivité et des faiblesses méthodologiques. Elle est en fait financée par l’American Chemistry Council, le lobby américain de la chimie. L’industrie européenne a commandité une autre critique du rapport à Exponent, un cabinet de lobbying scientifique connu pour avoir défendu l’industrie du tabac contre les mesures de santé publique. Ce choix n’est pas un hasard. Créer une pseudo-controverse et attaquer la science indépendante quand elle risque de nuire au libre commerce, David Gee reconnaît ce script de très loin. « Des mémos explicites de l’industrie du tabac dans les années 1950 disaient : “ Si nous semons le doute dans l’esprit du public et des décideurs, nous pourrons protéger notre produit, la cigarette, pendant deux ou trois décennies ” », raconte cet ancien conseiller à l’Agence européenne pour l’environnement. Boîte à outils pour empêcher, retarder ou diluer la réglementation, cette stratégie de « manufacture du doute » est aujourd’hui bien documentée. Pourtant, elle fonctionne toujours. Ou presque.
Pressions et mauvais coups
Car la DG Environnement maintient son cap. (...)
Alors que le processus est ensablé depuis plus de neuf mois, les services de la Commission se servent du « vif débat » qui a « pris de l’ampleur l’été dernier au sein de la communauté scientifique » pour justifier le retard. Générations futures, merci de bien vouloir patienter.
Le 17 juin 2014, la Commission européenne a fini par publier sa « feuille de route » sur les perturbateurs endocriniens. Au programme : lancement d’une consultation publique, puis étude d’impact. Quelques jours auparavant, la France avait fait pression pour que la question soit inscrite à l’agenda. Elle a pu bénéficier du soutien du Danemark, de l’Autriche, de la Belgique et de la Pologne, mais aussi et surtout de la Suède. Très remonté sur la question, le pays a initié des poursuites contre la Commission pour son retard et son inaction. —