Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Non Fiction
Penser l’égalité sans le mythe du matriarcat
#matriarcat #égalité # genre
Article mis en ligne le 24 novembre 2022
dernière modification le 23 novembre 2022

Si l’anthropologie connaît des sociétés aux rapports de sexe équilibrés, le matriarcat est un mythe historique. L’égalité doit donc être cherchée dans l’avenir, plutôt que dans le passé ou l’ailleurs.

L’existence d’un matriarcat primitif est-elle une condition sine qua non pour envisager l’émancipation des femmes ? Que nous disent au juste des disciplines comme la préhistoire ou l’anthropologie sur les rapports entre les hommes et les femmes dans les sociétés du lointain passé ? Comment s’assurer que leurs découvertes ne soient pas obscurcies par des biais méthodologiques ? Et quid de l’hypothèse selon laquelle la domination masculine aurait une origine évolutive ? Pour répondre à ces questions brûlantes, nous avons rencontré la préhistorienne Anne Augereau et l’anthropologue Christophe Darmangeat, récents coordinateurs aux PUF du livre Aux origines du genre. (...)

Tout récemment, une série de publications et de documentaires – les livres de Marylène Patou-Mathis ou encore le film Lady Sapiens, pour ne citer qu’eux – qui ont bénéficié d’une forte exposition médiatique, a décliné sur tous les tons la supposée « puissance » des femmes du Paléolithique.

Le succès de tels narratifs, qui contraste avec la minceur des indices sur lesquels ils reposent, s’explique avant tout par le fait qu’ils répondent à un besoin. Pour beaucoup de celles et ceux qui aspirent aujourd’hui à la disparition de la domination masculine, son caractère tardif est censé constituer un point d’appui en faveur de succès futurs (...)

Inversement, admettre que cette domination masculine pourrait exister depuis des temps très reculés est volontiers vu comme une manière de la considérer comme naturelle et par là-même, inéluctable.

En réalité, de telles manières de raisonner sont séduisantes, mais elles sont trompeuses. Ce n’est pas parce qu’elle s’avérerait aussi ancienne que l’humanité elle-même que la domination masculine ne saurait être dépassée. Inversement, ce n’est pas parce qu’elle serait, à l’échelle de l’histoire des sociétés humaines, un phénomène récent, qu’elle pourrait pour autant être facilement abolie. Il n’est d’ailleurs pas inutile de se rappeler que la thèse d’une prééminence initiale des femmes n’est pas une spécificité moderne. Bien avant même d’être une théorie scientifique, elle fut un mythe fondateur pour de nombreux peuples. Et ce récit des origines était loin de s’inscrire dans une perspective féministe : au contraire, il avait pour fonction d’expliquer que cette domination initiale ayant mené le monde au chaos, les hommes avaient dû le remettre dans le bon ordre pour toujours. (...)

Les sciences humaines enseignent que le genre n’existe que lorsqu’il s’énonce et se matérialise, notamment dans les vêtements, les habitudes alimentaires, dans les espaces, les activités, les objets, les outils, etc. Par exemple, il n’y a pas si longtemps, la cuisine était un lieu féminin et le salon un lieu plutôt masculin où Monsieur recevait ses connaissances. Aujourd’hui encore, les métiers dédiés au soin d’autrui, comme ceux de l’infirmerie ou de la puériculture, sont occupés en grande majorité par des femmes. On dit aussi que les grandes bourgeoises font preuve d’un raffinement discret dans leur mise. Certains de ces marqueurs matériels de genre sont perceptibles dans les données archéologiques. Ainsi, les grands cimetières du Néolithique rubané, une culture présente dans toute l’Europe centrale jusque dans le Bassin parisien, autour de 5000 ans avant notre ère, ont livré une profusion d’individus dont on peut étudier les parures, les attaches de vêtement, les armes et outils déposés à leur côté dans la tombe. En observant les microtraumatismes ou les déformations osseuses, on peut aussi restituer une partie des activités qu’ils ont menées de leur vivant et ainsi aborder la division sexuée du travail, dimension clef de la domination masculine. Ainsi, certains hommes portent au coude droit des traces de tendinite, probablement provoquée par des mouvements de lancés répétés tels que le maniement de l’herminette ou peut-être le tir à l’arc – leurs tombes sont les seules à contenir des flèches.

Chez les femmes, les marqueurs osseux indiquent une grande robustesse des bras, peut-être due au maniement intense d’outils de broyage comme le va-et-vient de molettes sur des meules fixes. L’arsenal des analyses chimiques nous permet d’explorer le domaine alimentaire, pour lequel les récits ethnographiques relèvent souvent des différences entre hommes et femmes. (...)

Enfin, les analyses génétiques montrent que les femmes ont probablement circulé davantage entre les groupes que les hommes, peut-être dans le cadre de systèmes de mariages où la fiancée vient résider chez son futur mari. Nous avons donc des informations tangibles sur la division du travail, l’alimentation, les origines, etc. On notera que ces résultats évoquent une configuration assez commune dans les données de l’ethnologie.

Cependant, il ne faut pas perdre de vue que seule nous parvient une infime partie des rapports de genre : l’information sur la division sexuée du travail reste très partielle et nous ne savons rien des systèmes religieux, des mythes et des croyances, des droits sexuels qui sont des vecteurs importants de la domination masculine. (...)
il n’existe absolument rien dans la sépulture de la Dame du Cavillon qui permettrait d’affirmer que celle-ci aurait joui d’une considération ou d’un statut particulièrement élevé. L’idée d’une « femme puissante », voire d’une « princesse », parfois évoquée, ne repose en réalité sur rien de plus que de vagues impressions. Quant à la possible chasseuse andine, pour commencer, ni son sexe, ni ses activités ne sont établis avec certitude. Ensuite, même si ce cas était avéré, il faudrait un peu de prudence avant d’affirmer qu’il est représentatif de l’ensemble de la population féminine pour l’ensemble des Amériques – voire pour le monde entier – et sur toute la durée du Paléolithique.

Ces interprétations, ou plutôt ces surinterprétations, procèdent d’une aspiration plus générale : celle qui aimerait à penser qu’il n’existait aucune division sexuée du travail au Paléolithique et que cette institution indispensable à la domination masculine ne serait qu’une innovation plus tardive. À l’appui de cette opinion, on invoque parfois l’argument selon lequel les traces archéologiques pour cette période ne laissent entrevoir ni division sexuée des tâches, ni oppression des femmes. C’est tout à fait vrai, mais la question est tout de même de savoir si, selon la formule consacrée, cette absence de preuves constitue bel et bien une preuve de l’absence. (...)

En réalité, il faut bien garder à l’esprit que sur toutes ces questions, nous ne disposons pour ainsi dire d’aucun indice direct et que nous ne savons donc à peu près rien. Nous ne pouvons que bâtir des raisonnements, sans avoir de réels moyens de les vérifier. (...)

Au vrai sens du terme, le matriarcat constitue un « pouvoir des mères » (ou des femmes), c’est-à-dire un pouvoir s’exerçant y compris sur les hommes. Clairement, aucune société répondant à cette définition n’a jamais été observée. Quant aux données archéologiques, elles ne donnent pas davantage d’arguments en faveur de son existence passée. Cette absence (totale, jusqu’à preuve du contraire) de société dominée par les femmes représente une constante anthropologique remarquable et intrigante, et qui appelle évidemment une explication.

En revanche, des sociétés caractérisées par des rapports de sexe équilibrés sont parfaitement attestées, qu’il s’agisse de chasseurs-cueilleurs (comme par exemple ceux des îles Andaman) ou de cultivateurs, comme les célèbres Indiens iroquois. Ce type de rapports entre les sexes, s’il n’est pas exceptionnel, reste cependant un cas de figure assez minoritaire. Il faut également bien garder à l’esprit qu’il est très éloigné de l’idéal qui marque certaines des sociétés contemporaines et que l’on appelle « l’égalité des sexes ». Cette expression désigne en effet une situation dans laquelle les êtres humains, quel que soit leur appareil génital, bénéficieraient des mêmes droits, mais aussi des mêmes opportunités pour l’ensemble des aspects de leur existence sociale. En d’autres termes, l’égalité des sexes, ce n’est rien d’autre que la disparition des genres. Mais cet idéal est tout à fait spécifique de la société moderne. (...)

Quant à savoir s’il a existé un moment de bascule des rapports de genre, c’est une question bien difficile. (...)

Certains cas de domination masculine très affirmée et structurée ont été relevés dans des sociétés de purs chasseurs-cueilleurs. Comme nous le disions précédemment, l’hypothèse la plus économique est que cette domination masculine soit apparue très tôt, au moins dans certains groupes humains – sans qu’on puisse être plus précis. On ne peut en revanche exclure qu’une certaine détérioration générale de la situation des femmes soit intervenue à des stades ultérieurs de l’évolution sociale. C’est une hypothèse aussi difficile à étayer qu’à démentir. Le grand nombre de situations différentes observées en ethnologie empêche d’établir des statistiques et des raisonnements généraux fiables. (...)

A vous croire, le patriarcat serait donc aussi ancien que l’humanité elle-même. Faut-il alors y voir un héritage dans notre évolution biologique ?

Les seuls éléments d’information dont on dispose sur ce point sont les rapports de genre parmi les espèces de singes, qui sont nos proches cousines. Parmi ces espèces, on s’intéresse en particulier au chimpanzé dit robuste, marqué par une forte domination masculine, et au chimpanzé gracile, ou bonobo, avec des rapports de genre beaucoup plus équilibrés, voire une certaine prééminence féminine. Mais nous ne savons pas à quoi ressemblait, sur ce plan, notre dernier ancêtre commun. On ne peut donc pas exclure l’hypothèse que la domination masculine, comme d’autres traits tels que l’exogamie, soit un héritage biologique qui aurait ensuite été « humanisé », c’est-à-dire refaçonné par la culture, au point d’être systématisé et formalisé dans la plupart des cultures, et virtuellement éliminée dans quelques autres. L’humanité est marquée par sa capacité à faire évoluer ses rapports sociaux et ses valeurs culturelles, même si ces évolutions n’interviennent pas dans n’importe quel contexte. Ainsi que le disait déjà Marx : « L’Histoire tout entière n’est qu’une transformation continue de la nature humaine » (...)

chaque jour qui passe confirme que le déni du réel est une arme qui sert les pires courants, à commencer par l’extrême-droite. Par définition, une cause qui aurait besoin qu’on mente pour elle ne saurait être « bonne ». Et si elle est bonne – comme l’est celle du féminisme – elle n’a pas besoin de fantasmes, mais de conscience et de lucidité.