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Peines nosocomiales : quand l’enfermement n’en finit pas
#Prisons #France #oip
Article mis en ligne le 18 novembre 2022
dernière modification le 17 novembre 2022

Entrées en prison pour quelques mois ou années, certaines personnes détenues se retrouvent à purger une peine excédant de loin la durée de leur condamnation initiale, pour des faits uniquement commis en détention. Les mesures prises par l’administration, tels que les transferts et les gestions ultrasécuritaires, alimentent le plus souvent l’engrenage. Mécanique d’un cercle vicieux.

Par Laure Anelli (1/6)

« Je vous écris pour témoigner de ma peine de prison qui n’en finit pas. (…) J’ai accumulé dix-huit peines en détention depuis que je suis incarcéré – sept ans et demi de prison en tout. (…) Alors que je m’en sortais, je vais prendre encore une peine, c’est sans fin. Je suis désespéré, je ne m’en sortirai jamais. » Rentré en prison à 18 ans pour de la « délinquance de quartier », Bryan a 27 ans lorsqu’il écrit ces mots à l’OIP. Entre les deux, c’est un implacable engrenage qui s’est mis en place (lire sa lettre ouverte page 24). Dégradation de cellule pour obtenir un transfert ou une sortie de quartier disciplinaire, insultes et violences contre des surveillants, « embrouilles » avec d’autres détenus pour des dettes non honorées… Bryan multiplie les incidents et les condamnations, jusqu’à doubler sa peine initiale. Comme lui, comme Lamine, Djamel ou Joseph (lire leurs histoires pages suivantes), combien sont-ils à écoper de « peines nosocomiales » ou « internes », ces condamnations pour des faits commis en détention qui viennent se surajouter à la peine initiale, et dont l’accumulation aboutit parfois à rallonger la durée d’emprisonnement de plusieurs années – voire décennies ? (...)

« entre ceux qui ont commis parfois un seul fait grave, comme une prise d’otage, une évasion très médiatisée ou un meurtre de codétenu, et qui souvent sont des détenus particulièrement signalés, et ceux qui pour des faits moins graves vont reprendre plein de petites peines », souligne le directeur d’un centre de détention interrogé par l’OIP. Certains peuvent ainsi atteindre dix, quinze ans de détention sans jamais avoir eu la moindre condamnation criminelle, par la seule accumulation de peines qui n’excèdent pas deux ans. Aussi, tout l’enjeu est-il de tenter de dépasser les singularités de ces histoires individuelles pour considérer ce qu’elles ont à nous dire du fonctionnement carcéral, de ses effets pervers et de ses limites. (...)

Un contexte générateur d’incidents

« Si ces condamnations surviennent en partie pour des raisons exogènes à la prison, il y a aussi un grand nombre de peines qui n’auraient jamais eu lieu si on n’était pas dans un contexte carcéral », reconnaît le directeur d’un centre pénitentiaire. D’abord parce que sont criminalisés en prison des comportements qui ne le seraient pas à l’extérieur, à commencer par la détention de téléphones portables. Ensuite parce que les conditions de détention, particulièrement en maison d’arrêt où promiscuité et inactivité sont la règle, sont propices à la survenue d’incidents. (...)

Dans cet univers où le rapport de force et l’arbitraire sont omniprésents, les provocations et brimades fréquentes (lire notamment page 12) et les frustrations nombreuses, les insultes, outrages et violences sont vite arrivés. Face aux silences de l’administration, il arrive même que des détenus déclenchent des incidents dans le seul but d’être entendus (...)

Politique de la « patate chaude »

À ces sanctions disciplinaires et pénales peuvent, dans certains cas, s’ajouter des « mesures d’ordre intérieur », à commencer par les transferts. « Quand des actes de violence graves sont perpétrés, très clairement, on transfère quasi systématiquement », reconnaît Valérie Hazet, cheffe du service des métiers à la Direction de l’administration pénitentiaire. Le directeur d’un centre de détention explique : « Cela permet d’envoyer un signal aux autres détenus en disant “ce n’est pas admissible”, d’aplanir la situation vis-à-vis des personnels lorsque c’est un agent qui a été visé, mais aussi de garantir que le détenu soit dans de meilleures conditions que s’il était hébergé au contact du codétenu ou du surveillant qu’il a agressé », en lui évitant d’éventuelles représailles et brimades.

Les transferts ne sont cependant pas réservés aux cas de violences graves, et sont aussi utilisés pour « gérer les ingérables », ceux qui cumulent les incidents (...)

quand la mise à l’isolement n’a pas d’effet, la seule solution qu’a pour l’instant l’administration, c’est le transfert. Ce n’est pas une solution miracle, parce que ça a aussi des conséquences, ça met à bas les potentiels projets, mais en même temps… » Un autre CPIP abonde : « Par moment, l’administration ne peut que constater l’épuisement de tous les personnels et de toutes les solutions qui ont été tentées sur place et dire : on va déplacer le problème en espérant peut-être qu’il y ait une accroche, quelque chose qui fera que ça se passera un petit peu mieux dans l’établissement suivant. »

Ces transferts se succèdent parfois à une fréquence qui défie l’entendement (...)

Mais cette politique de la « patate chaude » que l’on se refile d’établissement en établissement, pour reprendre l’expression utilisée par un directeur, n’est pas sans produire des effets délétères chez les personnes concernées – et alimente même souvent la dynamique dans laquelle elles s’enfoncent. (...)

Cette logique de transfert est aussi symboliquement d’une grande violence pour les personnes concernées, qui ont bien souvent eu des parcours de vie cabossés. (...)

Les personnes qui cumulent les incidents violents sont aussi généralement soumises à tout un arsenal de mesures sécuritaires à chaque arrivée dans un nouvel établissement. Placement à l’isolement, port de menottes à chaque sortie de cellule, déplacements encadrés par plusieurs agents, parfois équipés de casques, tenues pare-coups ou autres gilets pare-lame… « Les gens qui arrivent dans ce contexte-là sont entretenus par l’administration pénitentiaire dans ce côté “détenu ingérable”, “super violent” : on prend immédiatement des mesures de sécurité alors qu’on ne les connaît pas encore. On leur renvoie beaucoup de défiance, un peu comme si on leur montrait le chemin à suivre pour qu’ils continuent d’être à la hauteur de leur sinistre réputation. (...)

Au fil des incidents et des transferts, certains finissent par être connus comme le loup blanc… et par être accueillis comme tels dans certains établissements. (...)

L’escalade sécuritaire se termine fréquemment par une affectation en maison centrale, les établissements les plus sécurisés. (...)

Ils se retrouvent en maison centrale et ne comprennent pas, parce qu’ils n’ont ni tué, ni braqué, ni violé ; ils ont l’étiquette “ingérables”. Ils nous sont parfois présentés menottés les mains dans le dos. Ce qui est terrible, c’est qu’on a l’impression d’être dans un système qui fabrique ce type de profils. »

Et si dans certaines prisons, on ne relève plus tous leurs écarts, dans d’autres, on ne leur laisse au contraire plus rien passer. (...)

Mais alors, comment sortir de ces situations d’enlisement ? « C’est l’exemple de la mouche contre la vitre, illustre le Dr Canetti. Elle voit le dehors à travers la vitre, donc elle tape, elle tape, elle tape, elle ne cherche pas ailleurs, s’il y a une autre issue. La position de la mouche interroge, mais si l’on veut l’apaiser, ne faut-il pas entrouvrir la fenêtre ? Dans ce genre de situation, il me semble que c’est à l’institution, à l’administration pénitentiaire et à la justice de changer d’approche. »

Les « unités pour détenus violents », une fausse piste (...)